Le feu et la viande (5) : construire et alimenter un gros cerveau

Précédemment dans Anthropogoniques
Le feu et la viande (1) : une légende urbaine ?
Le feu et la viande (2) : un problème pas si simple.
Le feu et la viande (3) : pertinence chronologique de l’hypothèse du feu
Le feu et la viande (4) : pertinence chronologique de l’hypothèse animale

 

La nutrition, comme tout ce qui concerne le vivant, c’est complexe. Et quand on parle de nutrition et d’évolution, on a un problème : les paléoanthropologues sont rarement nutritionnistes, et les nutritionnistes rarement paléoanthropologues. Même si sont publiées de plus en plus d’études plus approfondies (1)(2)(3)(4), très souvent, la question de la nutrition du cerveau au cours de notre évolution est évoquée de manière simpliste. Souvent à travers deux notions basiques : l’énergie, réduite au glucose. Et les protéines, vues comme un ensemble monolithique.

Ce n’est évidemment pas suffisant pour comprendre les défis posés par l’évolution du cerveau humain. Non seulement ce n’est pas suffisant, mais ça conduit souvent à des contresens complets.

Je vous ai déjà parlé du papier de Leslie Aiello et Peter Wheeler (5). Celui qui posait l’hypothèse que notre organisme a dû faire un échange entre l’énergie dévolue à notre système digestif et l’énergie dévolue à notre cerveau. Ce dernier devenant plus gros, il a fallu que nos intestins rétrécissent, mais parviennent quand même à fournir à notre organisme une quantité d’énergie accrue. Des intestins plus petits devant fournir plus d’énergie, la seule explication possible était que nos ancêtres aient eu accès à des aliments plus riches, plus denses, nécessitant un système digestif moins gros. Les auteurs disaient que des aliments comme la viande étaient de bons candidats pour ça.

Mais, de fait, si la question n’est qu’une question d’énergie, la maitrise du feu peut expliquer aussi bien les choses, en rendant plus faciles à digérer des aliments à l’origine moins denses. On pourrait contre-argumenter en disant que des végétaux, même cuits, n’atteindraient pas la densité nutritionnelle d’une tranche de foie d’antilope cru, mais déjà, on sortirait de l’aspect purement énergétique pour entrer dans la notion vague, mais plus vaste, de la valeur nutritionnelle. Et c’est ce qu’il faut faire. Rester sur des aspects simplistes comme les besoins en énergie permet difficilement d’apporter une réponse à une question compliquée.

Il faut aller plus loin. Beaucoup plus loin.

Il faut comprendre par exemple qu’un cerveau, ça a besoin d’énergie, certes, et même de beaucoup d’énergie, mais ça a avant tout besoin d’éléments « bâtisseurs », pour commencer. Tu peux mettre tout le supercarburant que tu veux dans ta 2cv, ça restera une 2cv. Si tu veux un moteur de Ferrari, il va te falloir un peu plus de matériaux. Le cerveau, c’est pareil, un cerveau d’Homo sapiens, ça a besoin de beaucoup de matériaux. Des protéines, mais pas seulement.

Mais les éléments, bâtisseurs, ce n’est encore pas tout. Ce cerveau si gros, qui tourne si efficacement, il produit une quantité invraisemblable d’éléments oxydants. Contre l’oxydation, il faut donc des antioxydants. Et puis, un cerveau, ça fonctionne avec des neurotransmetteurs. Il faut donc trouver dans l’alimentation de quoi fournir au cerveau ces neurotransmetteurs. Qui sont parfois des éléments directement présents dans l’alimentation, comme la glycine (c’est l’acide aminé le plus simple), et doivent parfois être fabriqués par l’organisme à partir de précurseurs. De même que les hormones, dont quelques-unes sont directement impliquées dans le fonctionnement du cerveau, et qui elles aussi, sont produites à partir de précurseurs.

C’est tout ça et peut-être plus encore qu’il faut fournir à un cerveau pour qu’il fonctionne, et dans le cas de l’évolution humaine, il a fallu le fournir en grande quantité.

Le cerveau, cette masse gélatineuse à la consistance du porridge tiède (6) est composé de protéines, mais aussi, dans une large mesure (60%), d’acides gras. Des lipides, qu’il faut donc trouver en quantité et en qualité suffisante, ce qui semble avoir été une obsession au paléolithique (3)(7)(8). Notamment des lipides particuliers tels que le cholestérol, un oméga 3 du nom d’acide docosahexaénoïque (DHA) et un oméga 6 du nom d’acide arachidonique, souvent sous forme de phospholipides (d’où l’idée ancienne que le phosphore rend intelligent).

Le DHA, notamment, est considéré comme très important. Sa particularité, c’est d’être le plus long et le plus complexe de toute la famille des oméga 3. Son autre particularité, c’est de représenter 14% du poids sec du cerveau et 22% de ceux de la rétine. Il est à la fois omniprésent dans le monde animal, mais dans de petites quantités, et difficile à produire, donc précieux. Il a plusieurs fonctions dans le cerveau, pas toujours parfaitement connues. Le cerveau contient par ailleurs beaucoup de cholestérol, et si, dans le monde d’excès que nous connaissons aujourd’hui, ce stérol a mauvaise réputation, dans une situation de rareté, accéder à des sources en contenant significativement était sans doute un avantage.

dha
Représentation de la molécule de DHA

Même si l’on se cantonne à la question de l’énergie, il ne suffit pas là non plus d’inonder le cerveau de glucides pour qu’il puisse les exploiter. Des molécules comme le nicotinamide (la vitamine B3) sont essentielles au bon fonctionnement énergétique de l’organisme en général, et du cerveau en particulier (2). Pour nos lointains ancêtres, trouver des sources adéquates de cette vitamine s’est probablement révélé crucial.

Toujours en termes d’énergie, le cerveau ne sait certes pas directement utiliser les acides gras. Mais il existe au moins deux voies permettant de lui fournir de l’énergie à partir des lipides de l’alimentation : la néoglucogénèse et la voie cétonique. La néoglucogénèse permet de convertir lipides et protides en glucose, et l’organisme peut aussi transformer les lipides en corps dits cétoniques, que le cerveau peut partiellement utiliser comme carburant. Dans l’absolu, donc, le glucose alimentaire ne semble même pas indispensable aux humains, ce que semblent confirmer les peuples vivant aux hautes latitudes, qui n’ont accès qu’à de très faibles quantités de glucides, et dont le cerveau fonctionne pourtant très bien.

L’idée de se focaliser sur l’accès aux glucides pour expliquer l’évolution du cerveau humain semble donc peu défendable. A la rigueur, s’il fallait se focaliser sur quelque chose, se serait plutôt sur les lipides que sur les glucides, mais ce serait encore simpliste.

Il faut à l’évidence élargir le champ de l’investigation à l’ensemble des nutriments et des ressources nécessaires à la construction et au fonctionnement d’un gros cerveau, si l’on souhaite évaluer la pertinence nutritionnelle de nos deux hypothèses : feu et consommation de produits animaux.

Et nous tenterons de démêler ça dans le prochain épisode…


N’hésitez pas à commenter, à poser vos questions, je ne sais pas si j’ai été très clair.

Vous pouvez retrouver toutes les données scientifiques utilisées dans ce blog par ici.


(1) Evolution of the Human Brain: the key roles of DHA (omega-3 fatty acid) and D6-desaturase gene
Didier Majou
Oilseeds and fats crops and lipids, 2018
https://www.ocl-journal.org/articles/ocl/pdf/2018/04/ocl170035.pdf

(2) Meat and Nicotinamide: A Causal Role in Human Evolution, History, and Demographics
Adrian C Williams, Lisa J Hill
International Journal of Tryptophan Research, 2017
https://journals.sagepub.com/doi/pdf/10.1177/1178646917704661

(3) Docosahexaenoic Acid and Shore-Based Diets in Hominin Encephalization: A Rebuttal
Cunnane et al.
American journal of human biology, 2007
https://onlinelibrary.wiley.com/doi/epdf/10.1002/ajhb.20673

(4) Is Docosahexaenoic Acid (DHA) Essential? Lessons from DHA Status Regulation, Our Ancient Diet, Epidemiology and Randomized Controlled
Rebecca Heiner Fokkema
Journal of nutrition, 2004

(5) The expensive-tissue hypothesis : the brain and the digestive system in human and primate evolution. Leslie Aiello, Peter Wheeler, 1995.
https://prod-edxapp.edx-cdn.org/assets/courseware/v1/67e06bd5c8a3c7b568a55bf3ee1933ee/c4x/WellesleyX/ANTH_207x/asset/Aiello95_expensivetissue_.pdf

(6) Citation attribuée à Alan Turing.

(7) Man the Fat Hunter: The Demise of Homo erectus and the Emergence of a New Hominin Lineage in the Middle Pleistocene (ca. 400 kyr) Levant
Miki Ben-Dor, Avi Gopher, Israel Hershkovitz, Ran Barkai, 2011.
https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0028689

(8) Survival of the fattest: fat babies were the key to evolution of the large human brain
Stephen C. Cunnane *, Michael A. Crawford
Comparative biochemistry and physiology, 2003
https://pdfs.semanticscholar.org/ce71/b8689a8d65cc204a666669c1db7af9582838.pdf



 

chouette réduite

5 réflexions sur « Le feu et la viande (5) : construire et alimenter un gros cerveau »

  1. Un grand merci à Julie pour ses relectures attentives.
    Le nicotinamide est bien la vitamine B3, pas D3, même si la vitamine D3 est sans doute importante aussi pour pas mal de fonctions vitales, y compris impliquant le fonctionnement du cerveau.

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  2. Super intéressant, je tombe sur votre série d articles suite à un questionnement (au petit déjeuner) sur le fait que la maîtrise du feu ai plutôt favorisé la consommation de viande ou de végétaux. Ce sont d’autres réponses que je trouve, mais fortement liées et stimulantes, tant dans les informations que dans le process qui les articule entre elles.
    Merci !

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