Remonter à la source (2) : du sexe et des performances physiques

Il y a quelques mois ont été publiés, dans American Anthropologist, deux articles scientifiques sur la question de la chasse féminine (encore, me direz-vous), accompagnés de deux articles de vulgarisation écrits par les autrices, l’un dans la revue Scientific American, l’autre en ligne sur le site The Conversation. Les deux autrices, Sarah Lacy et Cara Ocobock, y étudient dans l’une des publications les données archéologiques, et dans l’autre les données biologiques. Elles parviennent à la conclusion que les femmes possèdent des qualités physiques leur permettant de chasser aussi efficacement que les hommes, ce qui, additionné aux indices archéologiques, laisse penser que la chasse devait être pratiquée abondamment par les femmes au paléolithique.

Je n’ai pas l’intention ici de trancher la question épineuse de la chasse féminine chez les chasseurs-cueilleurs, simplement, quelques points me semblent problématiques dans les deux articles d’origine, notamment celui concernant la biologie, intitulé Woman the hunter: The physiological evidence (Ocobock & Lacy, 2023). L’article arrive à la conclusion que les femmes possèdent un certain nombre d’atouts physiologiques leur permettant d’être particulièrement performantes dans les épreuves d’endurance extrêmes. Il y a plusieurs éléments qui semblent pertinents à l’appui de cette affirmation. Cependant, il me semble que l’article comporte aussi quelques affirmations questionnables, et de potentiels problèmes de citations. Je me suis donc un peu penché dessus.

L’article se présente comme suit : une introduction en forme de coup de matraque contre Man the Hunter, qui mériterait commentaire. Cependant, ceci  nécessiterait un article à soi seul, et je n’aborderai pas cet aspect ici. Les autrices comparent ensuite les performances physiques des hommes et des femmes dans un certain nombre d’épreuves, notamment d’ultra-endurance. Elles se penchent ensuite sur les différentes explications physiologiques possibles des résultats obtenus, notamment le fait que les femmes ont tendance à surperformer dans les épreuves les plus longues, c’est-à-dire bien au-delà de la distance d’un marathon.

Je ne m’intéresserai qu’à la question des performances sportives, et des sources utilisées par les autrices, en m’interrogeant sur l’adéquation entre les affirmations des autrices et les sources. Je donne ici un échantillon de ce qui me fait tiquer. Ce qui suit n’est donc pas du tout exhaustif.

Performances au lancer

Quand on s’intéresse à l’athlétisme, notamment aux disciplines olympiques, on ne peut pas manquer une singularité : alors que les différences de performances entre les meilleurs hommes et les meilleures femmes sont relativement faibles dans la plupart des disciplines (environ 10% pour la course à pied, un peu plus de 15% pour les sauts, par exemple, et seulement 7% pour le 1500m nage libre), les différences de performance sont considérables en matière de lancer.  Pour le javelot, discipline la plus proche de ce qui correspondrait à un lancer de sagaie ou de lance, on a a priori des chiffres fiables depuis une trentaine d’années (après quelques modifications des javelots pour raisons de sécurité et une normalisation pour éviter quelques bricolages qui amélioraient leur portance). Le javelot féminin père 600g, le javelot masculin 800g. Les meilleures performances dépassent les 90m pour les hommes, 70m pour les femmes. Ce qui nous fait une différence de performance d’environ 70% (800/600*90/70) en faveur des hommes, 80% si l’on prend les records absolus.

Cette différence se retrouve dans d’autres lancers. Si l’on exclut le lancer du marteau et celui du disque, qui nécessitent des gestes techniques particuliers, le lancer du poids nécessite un geste qui s’apparente (plus ou moins) à celui nécessaire à lancer une grosse pierre. Les hommes et les femmes lancent des poids très différents : 4kg pour les femmes, 7,260kg (encore une histoire de conversion de livres en kilos) pour les hommes. Les hommes lancent donc un poids 80% plus lourd que celui des femmes. Pourtant, la distance atteinte est plus ou moins la même pour les hommes que pour les femmes. 80% d’écart entre hommes et femmes, on retrouve le même ordre de grandeur qu’avec le javelot.

Evidemment, une question se pose : cette différence importante dans les capacités de lancer est-elle due à des différences biologiques, à des différences sociales, ou les deux ? Si l’écart entre hommes et femmes est si important pour les lancers, n’est-ce pas simplement parce que les garçons sont bien plus encouragés à lancer des objets durant leur enfance que les filles ? C’est en tout cas cette explication que retiennent Ocobock et Lacy :

« Lombardo et Deaner (2018) soutiennent que la capacité à lancer des projectiles pour éloigner les prédateurs et plus tard chasser les proies a été un moment charnière de notre évolution et qu’elle a été reléguée aux seuls mâles. Ils utilisent des données modernes pour démontrer que les hommes ont une vitesse, une distance et une précision de lancer supérieures à celles des femmes ; cependant, ils ignorent complètement le potentiel de socialisation et d’entraînement au lancer plus précoce chez les mâles modernes (Fredrickson et Harrison, 2005) et ne mentionnent pas comment les technologies des outils de chasse tels que le propulseur fournissent un avantage mécanique qui peut compenser un manque potentiel de force physique. » Ocobock & Lacy, 2023, page 3 (1) (texte original en anglais après mon article)

Ici, on tombe sur la première citation qui me fait me gratter la tête. L’article de Lombardo et Deaner, je le connais assez bien, ça fait longtemps que je l’ai dans mes références, et il se trouve que c’est un article qui, précisément, évalue « le potentiel de socialisation et d’entrainement au lancer plus précoce chez les mâles modernes« . Non seulement il n’ignore pas la question, mais cette question constitue le cœur même de l’article. Et d’ailleurs, Lombardo et Deaner n’ignorent pas non plus l’existence de la source citée par Ocobock et Lacy, Fredrickson et Harrison. On la trouve notamment dans le premier tableau de l’article, qui synthétise les publications ayant traité avant eux la question du lancer chez les humains :

Lombardo deaner table 1

Dans leur conclusion, Lombardo et Deaner  écrivent : « …nous ne prétendons pas que la socialisation n’a aucun effet sur les différences de lancer entre les sexes… (2) « . Je ne me prononce pas sur le fond de la controverse, mais il est évident que les auteurs la traitent en profondeur, abordant les questions de socialisation, les différences de résultats selon les environnements d’apprentissage, les différences morphologiques, les blessures différentes subies par les hommes et les femmes, etc., le tout constituant la majorité de l’article.

Autre affirmation qui me rend perplexe : « Lombardo et Deaner (2018) soutiennent que la capacité à lancer des projectiles pour éloigner les prédateurs et plus tard chasser les proies a été un moment charnière de notre évolution et qu’elle a été reléguée aux seuls mâles« . Or, dans leur conclusions, Lombardo et Deaner déclarent : « Notre hypothèse est que les hommes sont mieux adaptés au lancer que les femmes car, au cours de l’évolution humaine, les conséquences de la réussite ou de l’échec du lancer ont été une cause plus importante de sélection sur les mâles« . Lombardo & Deaner, page 112 (3)

Ils ne disent clairement pas qu’il font l’hypothèse que le lancer a été « relégué aux seuls mâles », mais simplement que le lancer a été un facteur de sélection plus important pour les hommes que pour les femmes. La nuance me semble importante.

Quant à la question du propulseur, outil dont l’existence n’est attestée que durant 1% de l’histoire du genre Homo et dont on ne sait pas trop dans quelle mesure et dans quelles conditions il a été employé, une fois mis au point, il reste à montrer qu’il ait pu influencer l’évolution de la morphologie humaine de manière significative.

Ultramarathons

Lacy et Ocobock affirment, un peu plus loin :

« Les auteurs qui défendent l’importance de la chasse à l’épuisement, avec des distances de chasse actuellement documentées de ∼17-33 km (Liebenberg, 2006), devraient prendre en compte les femmes dans leurs reconstitutions. Lorsque l’endurance et la distance, et non la vitesse, sont les facteurs importants de la chasse, les femmes devraient non seulement être incluses, mais aussi, peut-être, être au centre de l’attention. Speechly et collègues (1996) ont constaté que les femmes et les hommes réalisent des performances similaires lors d’épreuves de 42 km, mais que les femmes étaient plus performantes que les hommes lors d’épreuves de course à pied de plus de 90 km ». Ocobock & Lacy 2023, page 3 (4)

Ici, pour qui connait le monde du marathon, on est un peu surpris. Speechly et al. affirmeraient que les femmes et les hommes réalisent des performances similaires sur 42km, la distance du marathon ? C’est surprenant, parce que l’on retrouve généralement sur marathon un écart de performance d’environ 10% entre les hommes et les femmes. Alors, que dit la source ? Et bien, en fait, les auteurs ont apparié des hommes et des femmes (10 hommes et 10 femmes) qui courent le marathon à la même vitesse, et les ont fait courir ensuite sur d’autres distances, pour tester leurs performances sur ces distances : « Vingt coureurs, 10 hommes et 10 femmes, se sont portés volontaires pour participer à cette étude après avoir donné leur consentement éclairé. Chaque coureur masculin a été associé à une coureuse en fonction du temps nécessaire pour terminer un marathon standard donné (42,2 km) » (5). Les auteurs constatent que quand on sélectionne des hommes et des femmes qui courent le marathon à la même vitesse, les femmes tendent à être plus rapides sur 90km. Ce qui est un résultat extrêmement intéressant. Sauf que la phrase « les femmes et les hommes réalisent des performances similaires lors d’épreuves de 42 km… » aurait dû plutôt ressembler à ceci : « des femmes et des hommes spécialement sélectionnés pour leurs performances similaires lors d’épreuves de 42 km… » Ce n’est pas vraiment la même chose.

Si l’on s’intéresse aux résultats réels des hommes et des femmes sur ces distances (on possède pas mal de données sur le 100km), l’avantage reste clairement aux hommes. Pour les records du monde : sur route, 6h06 pour les hommes et 6h33 pour les femmes ; sur piste, 6h10 pour les hommes et 7h14 pour les femmes ; en salle, 6h48 pour les hommes et 8h05 pour les femmes. Il est évidemment possible de se demander si les records absolus sont pertinents (ce que fait une autre source dont nous parlerons plus bas, Besson et al. 2022), s’il ne faudrait pas des études contrôlant les durées et les conditions d’entrainement, etc. Il ne me semble pas qu’on ait quelque chose de solide de ce point de vue. En tout cas, difficile d’affirmer que les femmes sont plus performantes sur 90km et plus, dans l’état actuel des connaissances et des résultats réels.

Lacy et Ocobock affirment plus loin que :

« Les performances impressionnantes des femmes se manifestent par leur domination croissante dans les épreuves d’ultra-endurance telles que la Montane Spine Race (Brown, 2017). » Ocobock & Lacy 2023, page 4 (6)

Une domination croissante des femmes ? On est surpris par une telle affirmation. Il est clair que les femmes réalisent parfois des performances remarquables en ultramarathons et ultratrails, et gagnent parfois des courses, devant les hommes. Mais, pour ce que j’en connais, ce sont des hommes qui gagnent ces courses la plupart du temps. Voyons ce que la source a à dire. Il y a bien une phrase sur la question, et elle dit ceci : « Pour être clair, les victoires féminines dans les épreuves mixtes restent rares (7)« . Mais ce n’est pas tout. Dans la même page d’Ocobock et Lacy, il y a une autre source, Besson et al., 2022, Sex Differences in Endurance Running, qui liste un certain nombre d’avantages féminins en endurance. Cependant, on y lit : « Ces différences confèrent un avantage aux femmes dans les performances d’ultra-endurance, mais d’autres facteurs (par exemple, une capacité de transport d’O2 plus faible, un pourcentage de graisse corporelle plus élevé) contrebalancent ces avantages potentiels, de sorte que les femmes surpassant les hommes sont une rare exception (dans le résumé) […] Cependant, ces différences ne permettent pas aux femmes de battre les hommes dans les courses d’endurance et d’ultra-endurance (dans la conclusion de l’article) (8)« .

Il me semble qu’ici, les sources citées contredisent les affirmations des autrices, mais il se peut que j’aie mal compris quelque chose. N’hésitez pas à me le dire, si c’est le cas.

Je m’arrête là pour cet article, qui est déjà bien long, mais j’ai noté encore un certain nombre d’affirmations qui ne semblent pas correspondre exactement aux sources citées. Ce sera peut-être pour une autre fois.


Je remercie Cara Ocobock de m’avoir fourni les articles dont on ne trouve pas de version gratuite en ligne, à ma connaissance.
La liste des sources utilisées par l’article Woman the hunter: The physiological evidence est en revanche disponible, ainsi que son résumé, [ici].
Ci-dessous, les textes originaux en anglais, n’hésitez pas à me signaler d’éventuelles erreurs de traduction.


(1) « Lombardo and Deaner (2018) contend that the ability to throw projectiles to ward off predators and eventually hunt prey was a pivotal moment in our evolutionary past and one relegated only to males. They use modern data to demonstrate males have greater throwing speed, distance, and accuracy relative to females; yet, they completely discount the potential for socialization and earlier throwing training among modern males (Fredrickson and Harrison, 2005) and do not mention how hunting-tool technologies such as the atlatl provide a mechanical advantage that can overcome a potential lack of physical strength »

(2) « …we are not arguing that socialization has no effect on the sex differences in throwing… »

(3) « Our hypothesis is that males are better adapted for throwing than females because during human evolution the consequences of throwing success or failure on fitness have been a stronger cause of selection on males. »

(4) “Authors advocating for the value of persistence hunting, with current documented chasing distances of ∼17–33 km (Liebenberg, 2006), should consider females in their reconstructions. Where endurance and distance, not speed, are the important factors in hunting, females should not only be included but, perhaps, be the focus. Speechly and colleagues (1996) found females and males performed similarly during 42 km events, but females outperformed males in running events greater than 90 km.” Ocobock & Lacy 2023:3

(5) « Twenty runners, 10 males and 10 females, volunteered to participate in this study after providing informed consent. Each male runner was matched with a female runner according to the time taken to complete a given standard marathon (42.2 km) »

(6) “Evidence for impressive female performance can be seen in their increasing dominance in ultra-endurance events such as the Montane Spine Race (Brown, 2017).”

(7) « To be clear, female victories in mixed-gender events remain rare »

(8) Dans le résumé : « These differences confer an advantage to females in ultra-endurance performance, but other factors (e.g. lower O2 carrying capacity, greater body fat percentage) counterbalance these potential advantages, making females outperforming males a rare exception »
Dans la conclusion : « Yet these differences do not allow females
to outrun males in endurance and ultra-endurance running
exercises.  » (Besson et al, 2022)

Laisser un commentaire