Un problème de taille

Dans l’article d’Anderson et al. publié dans PlosOne sur les femmes chasseuses il y a quelques temps déjà, dont Christophe Darmangeat parlait ici, les autrices classaient les animaux chassés en petit, moyen et grand gibier. Cette classification semble assez banale, et il semble aller de soi que tous les chercheurs s’entendent sur ce qu’est du petit ou du grand gibier. En réalité, il n’en est rien. Je dirais même que le terme scientifique le plus adéquat pour qualifier la situation est « putain de bordel ». On trouve en effet plusieurs types de classification, selon les disciplines considérées, et même parfois au sein même de ces disciplines, plaçant les limites des tailles d’animaux à des niveaux parfois considérablement différents.

Ecologie : la notion de mégafaune

Une définition courante, provenant du domaine de l’écologie, notamment quand on s’intéresse aux disparitions d’espèces, est celle de mégafaune. Grands animaux, donc. On a défini dans les années 60 cette notion arbitrairement avec une limite  à 100 livres, soit environ 45kg. Tout ce qui pèse plus de 100 livres est classé en mégafaune. Haynes 2018 nous apprend que la définition acceptée avant cette période pour mégafaune était « plus grand qu’un lapin ». Je ne sais pas quels auteurs ont utilisé cette limite, et si parmi eux il y avait des ethnologues ou des archéologues, mais il y a un risque que dans des publications relativement anciennes, des animaux de taille très faible aient été qualifiés de mégafaune ou de grands animaux.

De plus, bien que cette limite de 45kg soit couramment admise, elle n’est pas universelle, même pour des publications récentes. Sandom et al. 2014, par exemple,  sur les extinctions d’espèces de la fin du pléistocène, utilisent une limite pour les « grands animaux » à 10kg, mais rappellent qu’il existe une limite de 44kg pour la notion de mégafaune (parce qu’en plus, tout le monde n’est pas d’accord sur la conversion livre/kilo, pour mégafaune, la page Wikipedia en anglais donne 46kg, celle en français 45kg…). A l’inverse, Owen-Smith 1988, à propos des extinctions du pléistocène, conteste la pertinence de cette limite, et argumente que, pour les herbivores du moins, la limite d’une tonne (1000kg donc) est plus pertinente en écologie, en proposant la notion de mégaherbivores, dont la disparition causerait des modifications écologiques en chaine. Stuart 1991, qui reprend cette notion et cette limite, classe par ailleurs les animaux de 100kg à une tonne parmi les « moyens-grands ». Pour lui, seuls les animaux de plus d’une tonne sont réellement grands.

En écologie et paléoécologie, donc, un animal de 15kg peut être un grand animal, et un animal de 800kg un animal « moyen-grand ». Ca dépend des auteurs. Et ça ne s’arrange pas quand on entre dans d’autres disciplines, et surtout quand on navigue entre les disciplines.

Ethnologie : des limites généralement basses

Si dans la publication d’Anderson et al., les autrices ne sont pas explicites sur les limites qu’elles ont choisies, l’article de The New Scientist s’y rapportant parle d’une limite pour les grands animaux à 30kg. Cependant, dans la publication, les autrices utilisent parfois un « proxy » pour déterminer quelle était la taille des animaux chassés dans leurs sources : les armes employées. Elles considèrent, par exemple, que l’utilisation de machettes est indicatrice de chasse aux grands animaux. Et elles donnent un lien vers une publication, (Goodman et al. 1985), qui cite un exemple d’utilisation de machette pour tuer un paca, un animal d’une dizaine de kilos, considéré donc ici comme un grand animal.

On retrouve aussi une définition dépendant de la taille relative du prédateur et de la proie : le gibier est grand s’il est plus gros que le prédateur lui-même. Ainsi, les chimpanzés chassent quasi exclusivement des proies plus petites qu’eux, alors que la particularité des humains parmi les primates est de chasser  des proies parfois considérablement plus grandes qu’eux. Ici, la limite entre grande et petite proie dépend de la taille du ou des chasseurs, mais pour les humains, on est dans l’ordre de grandeur des 45kg utilisés pour définir la mégafaune.

Une autre définition informelle que l’on retrouve en ethnologie, est liée à ce que deviendra cette proie : une petite proie est une proie qui sera consommée au niveau familial, alors qu’une grande proie est une proie trop grosse pour être consommée par une famille, et doit donc être partagée plus largement, générant un ensemble de règles de partage. Il n’y a alors pas forcément de limite précise, celle-ci dépendant des situations locales et des types d’organisation familiale, mais on reste probablement dans les ordres de grandeur 10-50kg.

Archéologie : des limites beaucoup plus hautes

L’archéologie a tendance à classifier très différemment les animaux, avec des limites beaucoup plus hautes. La raison en est simple : avant les extinctions massives de la fin du pléistocène, les animaux étaient en moyenne beaucoup plus grands. Selon les auteurs, les formulations diffèrent, mais on retrouve en archéologie plus d’homogénéité qu’en ethnologie et en écologie, avec des exceptions, toutefois.

Par exemple, Klein 1989, s’intéressant aux bovidés chassés au paléolithique en Afrique du sud, les classe en 5 catégories : petit, petit-moyen, moyen-grand, grand et très grand. Klein ne donne pas de limites pour chaque catégorie, mais il donne le nom des espèces qu’il y place. Par exemple, dans les petits animaux, il classe Raphicerus melanotis, qui pèse une dizaine de kilos, et Ourebia ourebi, qui pèse jusqu’à 20kg ; dans les petits-moyens, il classe notamment Ragelaphus scriptus, dont les plus gros spécimens peuvent atteindre 60 à 80kg et Pelea capreolus qui pèse jusqu’à 30kg ; parmi les moyens-grands, Hippotragus leucophaeus, une espèce éteinte qui est donnée à 160kg ou encore Ragelaphus strepsiceros, le grand Kudu, qui peut atteindre les 300kg. Ce ne sont que les catégories encore supérieures qu’il considère comme catégories comprenant les grands et les très grands animaux :

Klein 1989 bovid size

Ce classement en 5 catégories, fréquent en archéologie, se retrouve par exemple chez Faith et al. 2019, qui eux, donnent des chiffres précis : taille 1 : jusqu’à 18kg ; taille 2, de 18kg à 80kg ; taille 3, de 80kg à 350kg ; taille 4, de 350 à 1000kg ; et taille 5, au-delà de 1000kg. Ici, il n’y a pas forcément de référence à petit, moyen ou grand, juste des tailles d’animaux bien définies, mais qui correspondent plus ou moins à celles de Klein.

Dans un article récent, Milks et al. 2023 utilisent une classification à 4 catégories, donnant, comme Klein, des exemples d’espèces pour ces catégories. Il ne me semble pas que l’article précise comment est qualifiée chaque catégorie, mais des tweets d’Annemieke Milks laissent penser que l’on retrouve ici la catégorie 3 comme celle des animaux de taille moyenne. Soit des animaux de taille similaire à ceux donnés par Klein (chez Milks et al. : rennes et cerf élaphe), et une taille 3 cohérente avec la taille 3 de Faith et al. De plus, si les animaux retrouvés sur le site étudié s’arrêtent à la catégorie 4, l’illustration en figure 18 laisse supposer que les auteurs conçoivent bien une cinquième catégorie comportant les très grands animaux, ici les proboscidiens (éléphants, mammouths, etc.).

On retrouve donc une certaine homogénéité en archéologie, où les grands animaux commencent généralement avec la catégorie 4, qui correspond à des animaux de plus de 300 ou 350kg. Cependant, on y retrouve aussi des exceptions. L’article de Haas et al. 2020 sur les femmes chasseuses en Amérique à la fin du pléistocène et au début de l’holocène, qui a fait du bruit au moment de sa publication, classait parmi les grands animaux Hippocamelus antisensis, le cerf andain, et Vicugna vicugna, la vigogne, deux animaux dont les adultes pèsent autour de 50kg, et qui se retrouveraient donc dans la catégorie « petit-moyen » de Klein, et dans la catégorie 2 de Faith et al. et de Milks et al., soit bien en-dessous des catégories de grands animaux généralement utilisées en archéologie. Bien qu’étant un travail archéologique, Haas et al. utilisent donc des catégories plus proches de celles retrouvées en ethnologie.

Incohérence des classifications

Il est clair que toutes ces classifications possibles (et il peut en exister d’autres) compliquent la tâche de quiconque essaie de faire une revue globale des proies chassées. La classification utilisée par Anderson et al., avec des animaux de 10 ou 30kg classés comme grands animaux est très éloignée des catégories usuelles de l’archéologie et ces tailles restent inférieures à la définition usuelle de mégafaune, ou à l’idée d’animaux plus gros que le chasseur.

Pour beaucoup d’ethnologues, la catégorie « grands animaux » peut donc débuter dans la catégorie que les archéologues considéreraient comme des « petits animaux ». Et l’on comprend bien le problème de faire entrer dans la même catégorie de « grands animaux » un paca de 10kg, une vigogne de 50kg, et un Palaeoloxodon antiquus pouvant peser jusqu’à 13 tonnes, animal probablement chassé au paléolithique.

Se pose aussi le problème de la lecture de certains textes d’archéologie. Si vous lisez qu’Homo erectus, il y a 1,8 million d’années, chassait des proies de taille moyenne, il est probable que les auteurs fassent référence aux catégories 2 et 3 usuelles en archéologie, c’est-à-dire  entre la taille d’un impala et celle d’un zèbre. Ce qui aurait été considéré sans hésitation comme grands animaux par Anderson et al ou par Haas et al.

Quoi qu’il en soit, à défaut de se mettre d’accord, l’important serait surtout que les auteurs précisent clairement dans leurs publications les catégories qu’ils ont utilisées. Soit avec des bornes précises comme dans la classification utilisée par Faith et al., soit en citant les espèces classées dans chaque catégorie, comme le font Klein ou Milks et al. Et que les lecteurs et vulgarisateurs aient bien en tête ce que représente actuellement la notion de « grands animaux » quand on parle de chasseurs-cueilleurs : possiblement presque tout et n’importe quoi.


Trouvé un autre article sur les Hadza. Ici, on considère qu’on animal est grand s’il pèse plus de 38kg (la taille d’un impala adulte) et petit s’il est plus léger. Les règles de partage diffèrent selon la taille de l’animal.

Household and Kin Provisioning by Hadza Men
Wood & Marlowe
Human Nature, 2013

Large Game Large game the size of an adult impala (Aepyceros melampus, average weight=38 kg) was usually brought back to camp nearly whole. Very large game, such as zebra (Equus burchelli), buffalo (Syncerus caffer), eland (Taurotragus oryx),
or greater kudu (Tragelaphus strepsiceros), were butchered at or near the kill site and then carried away in pieces. […] Small Game Small game (which here includes all species smaller than adult impala, at 38 kg) was usually brought back to camp whole or minimally butchered. Hunters typically carried entire carcasses to their houses and then handed the animal directly to someone in their household. Butchery was not as public as with larger game.
Typically the hunter himself or a designee would butcher the animal and direct the primary distribution of raw shares. The hunter and his wife would often discuss to whom they should give shares, and people in camp would also approach and request them.
Hum Nat (2013) 24:280–317 291 The methods used to record household shares varied according to the type of small
game in question. For the sharing of animals in the 3–38 kg range, the shares of raw meat received by households were directly weighed using a spring scale, just as in thecase with larger game. In the case of smaller animals, such as birds, mongoose, mice,
etc., the amounts shared would be estimated by count (e.g., number of birds) or by estimating the share size as a fraction of the known weight of the whole carcass (e.g., half of a 300 g carcass).


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