Solveig Halloin cite-t-elle correctement Florence Burgat ?

C’est une histoire qui date un peu, mais comme un prof d’histoire-géo a fait récemment travailler ses élèves sur le débunking de la séquence (plus précisément le débunking d’un montage vidéo de la séquence en question, additionné d’un mème ridiculisant Solveig Halloin), et comme ça parle de préhistoire de l’alimentation, il me semble intéressant de revenir dessus.
(je mets les sources des vidéos à la fin, pour pas vous déconcentrer)

Rappelez-vous, vous avez probablement vu ce passage : invitée par le média « Le Crayon« , Solveig Halloin répondait violemment à une affirmation de son intervieweuse, Sixtine Moullé-Berteaux. Ca donnait ça :

  • Sixtine Moullé-Berteaux : « A la préhistoire, les hommes se nourrissaient principalement de viande, et de viande crue, à l’époque. »
  • Solveig Halloin : « Euh, vous délirez complètement, c’est complètement faux. L’essentiel de l’alimentation, c’était la cueillette. Enfin, instruisez-vous, je veux dire, avant de dire de telles inepties. Enfin, là, c’est du révisionnisme historique, en plus. […] Je vous laisse lire Florence Burgat qui a écrit L’Humanité carnivore et qui démontre que tout ça est totalement faux. »

Sous la vidéo du prof d’histoire-géo qui débunke ce passage avec ses élèves de seconde, il y a plusieurs références, mais pas L’Humanité carnivore de Florence Burgat. Il me semble intéressant par conséquent d’aller relire ce que dit Florence Burgat dans L’Humanité carnivore (Le Seuil, 2017), exactement, et quelles sont ses sources.

Le fait est que c’est un peu compliqué. Florence Burgat traite principalement des questions préhistoriques dans le chapitre 2, intitulé « La chasse a-t-elle fait l’homme ? ».  Mais elle conclut ce qui suit sur la question alimentaire, dans le chapitre 3, page 109, en citant un anthropologue de l’alimentation, Igor de Garine :

« Pour le paléolithique et le mésolithique nous nous contenterons de rappeler que « la pérennité des vestiges alimentaires animaux ne saurait masquer le fait que l’homme préhistorique possédait vraisemblablement une alimentation surtout végétale«  » (Burgat, 2017:109)

« Surtout » végétale, ce n’est pas tout à fait « essentiellement » végétale, mais bon, c’est Solveig Halloin, elle est passionnée, on la connait, mais dans le fond, elle a raison, non ?

Et bien, plusieurs remarques :

La citation d’Igor de Garine est de 1990, et c’est, pardonnez-moi, un peu daté comme source pour un livre de 2017, tant les données scientifiques ont évolué depuis. Notamment, la perception des capacités de chasse des humains avant la fin du paléolithique moyen a nettement évolué, et on admet depuis deux décennies au moins que des représentants du genre Homo ont été des chasseurs efficaces a minima avant la fin du paléolithique inférieur, même si les controverses continuent pour des périodes plus anciennes. Mais même en 1990, personne ne contestait que la chasse aux grands animaux ait été une composante importante au moins du paléolithique supérieur européen, puis américain, et donc que l’alimentation n’a pas été « essentiellement végétale », et probablement même pas majoritairement végétale partout et tout le temps au paléolithique et au mésolithique, notamment pour notre espèce.

Une autre source importante de Florence Burgat, le livre de Gilles et Brigitte Delluc, La Nutrition préhistorique, datant de 1995, va même un peu plus loin :

« La consommation végétale s’abaisse ensuite pour atteindre des valeurs inférieures à 50% de la ration calorique chez les Homo sapiens [du paléolithique] » (Delluc & Delluc, 1995:93). 

Donc selon eux, une majorité de sources animales pour les Homo sapiens du Paléolithique.

Plus tôt dans son livre, page 53, dans un passage qui pique un peu les yeux (le paléolithique est la période qui suit le pléistocène, vraiment ?), Florence Burgat affirmait quant à elle ceci :

 « Le régime du pléistocène comportait de la viande issue de la pratique du charognage puis de la chasse. C’est à partir du paléolithique, où le climat fut sec et froid, que la chasse aux gros animaux (éléphants, ours, rhinocéros, bisons, aurochs, mammouths…) se développa, notamment en Europe, et que la part de viande crût dans l’alimentation. » (Burgat, 2017:53)

On a du mal à comprendre ce que Florence Burgat inclut dans le Paléolithique (le Pléistocène et le Paléolithique ne sont pas deux périodes successives, ce sont deux manières différentes de dater des périodes du passé, le Pléistocène étant une période géologique, et le Paléolithique une période liée aux cultures humaines. Il se trouve que les deux époques sont à peu près contemporaines l’une de l’autre, mais elles ne se suivent certainement pas).

On peut penser que Florence Burgat sous-entend « Paléolithique supérieur », mais affirmer que la chasse aux grands animaux n’aurait commencé qu’au Paléolithique supérieur, et notamment en Europe, ce n’est vraiment pas possible en 2017. Je dois donc avouer que je ne sais pas de quelle période elle parle ici.

Ce qui peut peut-être nous éclairer, c’est ce que Florence Burgat dit encore un peu plus tôt, page 52, par exemple pour les « premiers Hominidés » (là encore, « premiers Hominidés » n’est pas clair, on parle généralement d’Hominines pour la lignée humaine, incluant les genres éteints comme les Australopithèques ou les Paranthropes, les Hominidés étant l’ensemble comprenant les hominines, les chimpanzés, les gorilles et les orangs-outans… Les premiers Hominidés seraient donc des espèces proches de l’ancêtre commun de toutes ces espèces, ce qui nous mènerait très très loin avant le Pléistocène et le Paléolithique).

Cependant, comme ces premiers Hominidés sont placés juste après les Australopithèques dans le texte de Florence Burgat, on peut conclure qu’elle parle en fait des premiers représentants du genre Homo. Et elle en dit ceci :

« L’alimentation des premiers hominidés comportait 60% de plantes et 40% de viande (issue du charognage et de la chasse). » (Burgat, 2017:52)

40% de viande pour les premiers représentants du genre Homo, ce serait déjà loin d’être essentiellement végétal, ce serait même déjà sérieusement carné. Disons que pour une alimentation à 2500 Calories par jour, ça ferait 1000 Calories de viande sauvage, soit dans les 700g de viande effectivement consommée. Par jour. On rappelle que la consommation réelle de viande des Français, aujourd’hui, est autour de 150g par jour. Je vous laisse vous faire votre avis sur l’idée qu’une alimentation comportant à peu près 700g de viande par jour soit « essentiellement végétale ».

Mais ce n’est pas tout. Florence Burgat nous dit ensuite :

« Homo erectus eut une alimentation plus carnivore : il pratiquait activement la chasse des gros animaux et se déplaçait avec ses armes » (Burgat, 2017:52)

Ah. Plus carnivore que 40%. Un peu plus carnivore, beaucoup plus carnivore ? On ne sait pas. En tout cas, ça doit nous rapprocher sérieusement des 50%, voire nous les faire dépasser, non ? Et nous éloigner encore plus de l’idée que l’alimentation provenait essentiellement, ou même surtout, de la cueillette, à partir d’Erectus. Florence Burgat précise qu’elle considère aussi les Homo erectus comme des chasseurs actifs de grands animaux. Considère-t-elle donc la chasse aux grands animaux comme une pratique ancienne, les premiers Homo erectus étant apparus il y a pas loin de 2 millions d’années ?

Ce n’est pas très clair, comme n’est pas très clair son avis, quelques lignes plus loin, sur Homo sapiens. Florence Burgat ne dit pas si elle considère qu’il était encore plus carnivore qu’Homo erectus. Elle dit simplement :

« C’est enfin le régime de Homo sapiens qui connut les évolutions les plus rapides, puisqu’il passa en peu de temps de la condition de chasseur-cueilleur nomade à celle de cultivateur-éleveur, pour se diriger encore plus rapidement vers une production industrielle de l’ensemble de son alimentation… » (Burgat, 2017:52-53)

Ceci dit, on peut supposer qu’elle considère que la chasse aux (très) grands animaux s’intensifie au paléolithique moyen et supérieur. C’est en tout cas l’opinion de deux de ses sources : Le Troisième chimpanzé de Jared Diamond (1992), où celui-ci considère même que seuls certains Homo sapiens furent des chasseurs sérieux ; et Delluc & Delluc, déjà cités, qui pensent aussi qu’Homo sapiens est plus carnivores que ses prédécesseurs. On peut donc difficilement penser que Florence Burgat imagine des Homo sapiens du paléolithique moins carnivores qu’Homo erectus. Donc une espèce plus carnivore qu’une autre espèce elle-même plus carnivore que des premiers Homo à 40% de viande, ça doit nous faire quand même une espèce pas mal carnivore, en tout cas clairement toujours pas essentiellement cueilleuse, et ça nous rapproche aussi de l’avis de Delluc & Delluc : moins de 50% de végétaux pour Homo sapiens au paléolithique.

Je vois mal par conséquent comment on peut affirmer, même en prenant comme source Florence Burgat, que les humains du paléolithique dépendaient essentiellement de la cueillette. C’est une affirmation qui tient à peine pour les Australopithèques, dont Florence Burgat nous dit tout de même qu’ils tiraient 20% de leur alimentation de sources animales, ce qui ne serait pas négligeable du tout :

« …dans l’alimentation des Australopithèques, huit aliments sur dix furent des plantes, des tubercules et des racines ; un dixième, des insectes ; et le dernier dixième, de petits animaux (rongeurs, reptiles, oiseaux) et des oeufs. » (Burgat, 2017:52)

Précisons tout de même pour finir que l’affirmation de Sixtine Moullé-Berteaux selon laquelle « à la préhistoire, les hommes se nourrissaient principalement de viande, et de viande crue » est assez discutable et probablement fausse en général, bien qu’il ne soit pas exclu du tout que ce soit vrai pour de nombreuses populations humaines, dès Homo erectus, a priori plus probablement sous climats tempérés à froids (mais certains chercheurs comme Miki Ben-Dor et  Ran Barkai suggèrent que l’on ait pu avoir ces comportements dans des régions bien plus chaudes comme le Levant, et une période très carnivore dans la lignée humaine). C’est en tous cas une autre histoire, beaucoup plus compliquée à démêler, de même que la question de la cuisson des aliments.

A propos du 3ème chimpanzé de Jared Diamond, je vous livre ce petit extrait de l’édition française du livre (1992), page 64, et une mauvaise photo de l’illustration qui suit, page 69 :

 » Il y a encore quarante mille ans, l’Europe occidentale était occupée par les néandertaliens, des êtres primitifs qui n’ont pratiquement connu ni l’art ni le progrès. » (Diamond, 1992:64)

Jared Diamond arbre généralogique de l'homme


Un grand merci à Sylvain du blog Clair et Lipide, pour m’avoir prêté le livre de Gilles et Brigitte Delluc.

Ici, l’interview de Solveig Halloin par Sixtine Moullé-Berteaux du média Le Crayon, le passage que je cite commence vers 3’30 : [Vidéo]

Et le débunking du prof d’histoire-géo (Yann Bouvier) et de ses élèves, que je vous laisse évaluer, n’hésitez pas à me dire ce que vous en pensez en commentaires. [Vidéo]

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