Remonter à la source

J’ai dû être saumon dans une autre vie, mais il y a un truc que j’adore faire : prendre une affirmation dans une publication, que ce soit un article dans une revue à comité de lecture ou un article de vulgarisation, et remonter jusqu’à la source ultime de cette affirmation. Petit exemple avec un texte de l’archéologue Jean-Paul Demoule paru dans la revue Documentation photographique de mai-juin 2017.

Page 39, Jean-Paul Demoule aborde l’alimentation des humains du paléolithique, et affirme qu’au Magdalénien (fin du paléolithique supérieur) :

« la proportion moyenne, hors climats extrêmes, des aliments d’origine animale et végétale est respectivement de 35 et 65%. »

Deux tiers de végétal et un tiers d’animal, en somme. La source est ici claire, un livre de Pascal Depaepe sur le paléolithique, « La France du paléolithique », datant de 2009. Et qui dit exactement la même chose, page 135 : « la proportion moyenne, hors climats extrêmes, des aliments d’origine animale et végétale est respectivement de 35 et 65%. » Demoule cite donc précisément Depaepe, rien à dire sur ce point.

La source de Depaepe est un peu moins évidente, elle n’est pas directement citée, mais dans la bibliographie à la fin du livre, on a un livre sur l’alimentation préhistorique : La nutrition préhistorique, des époux Delluc, paru en 1995. Et effectivement, on y retrouve, pages 73 et 74, la même affirmation, quoique concernant non pas le paléolithique européen, mais 58 groupes de chasseurs-cueilleurs récents :

Pour un adulte, menant une vie de chasseur-cueilleur, en-dehors de conditions environnementales extrêmes, la ration quotidienne s’établit en moyenne selon une proportion respective A/V de 35% de viande et 65% de végétaux […] Une deuxième estimation, plus récente, toujours pour une répartition A/V de 35%-65%, basée sur 58 groupes de chasseurs-cueilleurs… *

La source des Delluc est cette fois Boyd Eaton et al., 1985, 1988, 1992. Boyd Eaton, c’est un des fondateurs de l’idée de régime paléo, et son article de 1985 avec Melvin Konner est cité à peu près 2000 fois. Et effectivement, on y trouve ce que disent Delluc & Delluc, y compris la précision des 58 groupes de chasseurs-cueilleurs :

Les données de subsistance de 58 sociétés technologiquement primitives révèlent que la moyenne, la médiane et le mode (valeur la plus fréquente) des chasseurs-cueilleurs récents convergent vers un rapport alimentaire de 35 % de viande et 65 % d’aliments végétaux. **

Ici, on a quelque chose d’intéressant, c’est la précision, en anglais dans le texte « the mean, median and mode ». Ce n’est pas une formulation extraordinaire pour qui pratique un peu les statistiques, mais quand même, on ne la trouve pas si souvent, surtout accompagné de la précision des 58 sociétés. Eaton et Konner donnent deux sources pour le paragraphe dans lequel se situent ces affirmations, et l’une d’elles, je la connais bien, c’est Man the Hunter, publié en 1968, plus précisément la contribution de Richard Lee, le chapitre 4. Et la formulation « the mean, median and mode », on ne peut pas l’oublier, elle est frappante, se trouve juste avant la conclusion du chapitre, page 42 :

À l’exception des latitudes les plus élevées, où la chasse représente plus de la moitié du régime alimentaire dans de nombreux cas, les aliments chassés constituent presque partout ailleurs de 20 à 45 % du régime alimentaire. En fait, la moyenne, la médiane et le mode de la chasse convergent toutes vers un chiffre de 35 % pour les chasseurs-cueilleurs à toutes les latitudes. **

Et Richard Lee base ses conclusions sur 58 sociétés de chasseurs-cueilleurs, et a fait les calculs lui-même, à partir de l’Atlas ethnographique de Murdock paru quelques années plus tôt. On est donc à la source ultime. On sait d’où viennent ces 35% d’animal et ces 65% de végétal. Ca concerne les chasseurs-cueilleurs récents, on peut se demander si c’est extrapolable au paléolithique, notamment en Europe en période glacière, mais au moins, on a une source précise pour ces chiffres.

Sauf qu’il y a un problème. En fait, si Richard Lee parle bien de 35% de l’alimentation provenant de la chasse, il ne dit pas que les 65% restants proviennent de la cueillette, du végétal. Il dit « de sources autres que la chasse ». Et il fournit deux pages de tableaux pour les 58 sociétés de chasseurs-cueilleurs sur lesquelles il s’appuie. Et ces tableaux contiennent non pas deux colonnes, chasse et cueillette… mais trois : chasse, pêche, et cueillette.

Quand on reprend ces tableau et qu’on calcule la contribution des trois sources, on obtient en gros : 35% pour la chasse, 25% pour la pêche, et 40% pour la cueillette. Voici donc comment 40% de cueillette pour les chasseurs-cueilleurs récents, à travers une série de citations, par une erreur initiale (on oublie la pêche), puis une extrapolation imprudente (chasseurs-cueilleurs récents extrapolés au paléolithique), devient 50 ans plus tard 65% de végétal au paléolithique.

Etonnant, non ?


* Un immense merci à Sylvain, qui tient le blog Clair et Lipide, pour m’avoir prêté le livre  La Nutrition préhistorique des Delluc, qui est devenu inabordable. Il est à noter que dans ce livre, les auteurs ne prennent les chiffres de 35% et 65% qu’à titre de base de travail. Ils affirment plus loin, page 93, que « La consommation végétale s’abaisse [au cours du paléolithique] pour atteindre des valeurs inférieures à 50% de la ration calorique chez les Homo sapiens. »

** Subsistence data from 58 technologically primitive societies reveal that the mean, median and mode for recent foragers converge on a dietary ratio of 35% meat and 65% vegetable foods.

*** Except for the highest latitudes, where hunting contributes over half of the diet in many cases, hunted foods almost everywhere else constitute 20 to 45 per cent of the diet. In fact, the mean, the median and the mode for hunting all converge on a figure of 35 per cent for hunter-gatherers at all latitudes.


Eaton et konner illustration

2 réflexions sur « Remonter à la source »

  1. Excellent billet (comme d’habitude !). Une question cependant : sur quelle base les proportions sont-elles calculées ? Le poids ? Les calories ? Autre chose ? Parce que j’imagine que selon l’unité commune retenue, on obtiendrait des résultats tout à fait différents…

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    1. C’est encore une complication, selon les publications primaires (celles qui permettent de créer les Atlas, surtout les plus anciennes, on peut trouver l’un ou l’autre). A priori, depuis les années 60, on convertit systématiquement en calories, même si on précise souvent le poids, et c’est la part calorique qui est utilisée. Mais même ce calcul est susceptible d’être mal fait. J’en avais parlé dans cet article : https://anthropogoniques.com/2021/12/28/de-la-difficulte-detre-precis-en-ethnologie-quantitative/

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