Le feu et la viande (2) : un problème pas si simple

Précédemment dans Anthropogoniques :
Le feu et la viande (1) : une légende urbaine ?

Maintenant que nous avons montré que l’hypothèse de la consommation de produits animaux comme élément important de la croissance de notre cerveau est une hypothèse sérieuse, peut-on en tester la pertinence ? Et de même, la pertinence de l’hypothèse du feu. Si l’on souhaitait tester ces hypothèses et leur donner une valeur, comment s’y prendrait-on ?

Nous sommes en paléoanthropologie. Des preuves, on n’en a pas trop (un peu, quand même, sur des aspects limités). Mais on a pas mal d’indices. Ce qu’on peut faire, pour le moins, c’est deux choses : premièrement, essayer de trouver des corrélations intéressantes (ou des absences de corrélation intéressantes). Ensuite, essayer de trouver des mécanismes d’action.

Par exemple, si le cerveau des hominidés a commencé à croitre nettement il y a 2,5 millions d’années, il serait intéressant de voir quels comportements alimentaires ont évolué à ce moment (ou un peu avant, parce que si on cherche des causes, il se peut qu’elles aient un peu précédé l’effet). Ce serait une corrélation intéressante. A l’inverse, un comportement alimentaire qui serait apparu bien après cette date aurait peu de chance d’être la cause de ce décollage. Ce serait alors une absence de corrélation intéressante.

Pour les mécanismes d’action, si le fonctionnement d’un gros cerveau a besoin, mettons, de beaucoup de glucose, il serait intéressant de savoir quels comportements alimentaires peuvent apporter beaucoup de glucose. Si la construction d’un gros cerveau nécessite beaucoup, disons, d’oméga 3 à chaîne longue, il serait intéressant de savoir quels comportements alimentaires sont capables d’apporter beaucoup d’oméga 3 à chaîne longue.

Finalement, si nous avons une évolution d’un certain comportement qui colle assez bien chronologiquement avec l’évolution du cerveau, et que ce comportement permet en plus d’expliquer comment le cerveau reçoit ses ressources, alors on pourra se dire que cette hypothèse est assez solide. A l’inverse, si un comportement ne correspond pas chronologiquement à notre évolution du cerveau, et de plus ne permet pas d’expliquer l’approvisionnement du cerveau en certains nutriments-clés, alors on pourra considérer que cette hypothèse est plutôt faible.

Tout ceci nous donne donc le schéma de notre réflexion :

  1. Que sait-on de l’évolution du cerveau de nos ancêtres ?
  2. L’hypothèse d’un rôle important du feu correspond-elle chronologiquement à cette évolution ? Explique-t-elle l’apport indispensable en nutriments ?
  3. Même questions pour l’hypothèse de l’apport animal.
  4. Une de ces hypothèses permet-elle à elle seule de tout expliquer ? Est-elle plus solide que l’autre ? Peut-on envisager que ces deux hypothèses se complètent ?
    Etc.

Que sait-on dès lors de l’évolution du cerveau de nos ancêtres ? Que pendant des années, elle a été extrêmement lente. Et puis, il y a 3 millions d’années environ, la taille du cerveau de nos arrière-grands-parents a commencé à augmenter de manière sensible (en outre, la configuration de ce cerveau a elle aussi évolué). De 400cm3 environ il y a 3 millions d’années, le cerveau de nos ancêtres progresse vers 600 à 800 cm3 il y a 1,7-1,8 millions d’années, avec une accélération autour des -2 millions d’années, qui se poursuit jusqu’au paléolithique supérieur, il y a quelques dizaines de milliers d’années.

Il y a pas mal de débats entre anthropologues pour savoir s’il est plus pertinent de se focaliser sur la moyenne des individus retrouvés, ou plutôt sur le volume maximal à chaque époque. Ou encore s’il faut prendre en compte le volume brut du cerveau ou le quotient d’encéphalisation (soit un rapport entre la taille du cerveau et celle de l’organisme entier, sachant que tout le monde n’est pas d’accord sur la manière la plus pertinente de le calculer). Si, en fonction de tout cela, l’évolution passée est plutôt régulière ou si elle a eu des phases d’accélérations entrecoupées de ralentissements. Ou encore s’il est plus pertinent de prendre en compte l’évolution absolue ou l’évolution relative (entre 400cm3 et 800cm3, on a 100% d’augmentation, alors que de 800cm3 à 1200cm3, on n’a que 50% d’augmentation, avec pourtant la même augmentation absolue de 400cm3). Et je peux vous garantir que ça se castagne dur sur toutes ces questions. (1)(2)(3)(4)(5)(6)(7)

Quoi qu’il en soit, à partir de -2,5 millions d’années, il semble se produire une évolution globalement assez régulière, avec possiblement une phase d’accélération absolue et relative autour de -2 millions d’années, et une autre phase d’accélération, absolue et peut-être relative, après -500 000 ans, époque correspondant à l’apparition de Néandertal et de Sapiens (maman, si tu comprends pas tout, tu me dis).

Une remarque qui peut surprendre : au néolithique, la taille des cerveaux d’Homo sapiens diminue assez sensiblement et très rapidement (en quelques milliers d’années à peine), d’environ 200cm3, soit environ 15%. C’est tellement rapide et récent que ça ne se voit pas sur la plupart des graphiques.

Bon, ça peut vous paraître un peu de l’hébreu, tout ça, mais on visualise mieux les choses avec un joli visuel en couleur et en hébreu, justement, que je vous mets à la suite.

En attendant donc l’étape suivante qui sera d’évaluer la pertinence de chacune de nos deux hypothèses…
C’est tout pour aujourd’hui.

A suivre :
Le feu et la viande (3) : pertinence chronologique de l’hypothèse du feu
Le feu et la viande (4) : pertinence chronologique de l’hypothèse animale
Le feu et la viande (5) : construire et alimenter un gros cerveau


Vous pouvez retrouver toutes les données scientifiques utilisées dans ce blog par ici.


De ce joli schéma illustré en hébreu (source : Wikimedia Commons, auteur : H. sapiens), il ressort que l’évolution du volume du cerveau est très nette à partir de -2 millions d’années, du moins pour les lignées qui constituent nos possibles ancêtres du moment (les triangles et ronds dans les couleurs orange à cette époque représentent les lignées éteintes de paranthropes). Mais on a un manque de données et pas mal de trous avant cette date :

Brain_Size_Evolution_Heb_01.svg

Mais si l’on prend en compte pour chaque époque les valeurs maximales retrouvées (ce qui n’est pas idiot, les ancêtres d’une espèce à très gros cerveau ont plus de chances de se trouver parmi les plus gros cerveaux de leur époque que parmi les plus petits), alors le décollage apparaît plus ancien, même si là encore, avant -2 millions d’années, l’échantillon est faible (source : Human Brain Expansion during Evolution Is Independent of Fire Control and Cooking, Alianda M. Cornelio et al., Frontiers in neurosciences, 2016) :

Cornelio et al. 2016 brain and fire

 


 

(1) Pattern and process in hominin brain size evolution are scale-dependent
Andrew Du et al.
The Royal Society Publishing, 2018
https://royalsocietypublishing.org/doi/pdf/10.1098/rspb.2017.2738

(2) Evolution of the Human Brain: the key roles of DHA (omega-3 fatty acid) and Δ6-desaturase gene
Didier Majou
Oilseeds and fat crops and lipids, 2018
https://www.ocl-journal.org/articles/ocl/pdf/2018/04/ocl170035.pdf

(3) Brain size and thermoregulation during the evolution of the genus Homo
Daniel E. Naya et al.
Comparative biochemistry and physiology, 2016
http://evolucion.fcien.edu.uy/daniel/paper66.pdf

(4) Brain ontogeny and life history in Pleistocene hominins
Jean-Jacques Hublin et al.
The Royal Society Publishing, 2015
https://royalsocietypublishing.org/doi/full/10.1098/rstb.2014.0062

(5) Scaling of brain and body weight within modern and fossil hominids: implications for the Flores specimen
P. Thomas Schoenemann, John S. Allen, 2006
https://www.indiana.edu/~brainevo/publications/posters/schoenemann-AAPA2006-fullV1.pdf

(6) The expensive-tissue hypothesis : the brain and the digestive system in human and primate evolution. Leslie Aiello, Peter Wheeler, 1995.
https://prod-edxapp.edx-cdn.org/assets/courseware/v1/67e06bd5c8a3c7b568a55bf3ee1933ee/c4x/WellesleyX/ANTH_207x/asset/Aiello95_expensivetissue_.pdf

(7) Human Brain Expansion during Evolution Is Independent of Fire Control and Cooking
Alianda M. Cornelio et al.
Frontiers in neurosciences, 2016.
https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4842772/
https://core.ac.uk/download/pdf/82842463.pdf

 

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