Le feu et la viande (3) : pertinence chronologique de l’hypothèse du feu

« Ce qui a aidé au développement du cerveau, c’est la découverte du feu
il y a quelques centaines de milliers d’années, 500 000 ans, 800 000 ans,
ça dépend un peu de ce que disent les scientifiques,
on n’a pas de certitudes là-dessus »

Ce billet fait suite à :
Le feu et la viande (1) : une légende urbaine ?
Le feu et la viande (2) : un problème pas si simple.

Nous l’avons dit précédemment : pour avoir une chance d’être valable, une hypothèse sur les facteurs de l’encéphalisation doit avoir une cohérence chronologique : si une cause produit un effet, il est logique que cette cause précède ou accompagne cet effet. Si la maîtrise du feu est l’unique raison permettant l’accroissement du cerveau humain, alors il faut que le feu soit maîtrisé avant ou en même temps que le début de la phase d’accroissement du cerveau. Qu’en est-il alors ?

Le processus d’accélération de l’encéphalisation débute, nous l’avons vu, il y a environ 2,5 millions d’années, peut-être un peu plus. Nos derniers ancêtres Australopithèques et les premiers Homo habilis connaissent un premier frémissement sérieux dans la taille de leur cerveau. Habilis, vers -1,8 millions d’années atteint les 600cm3, on a peu après des Erectus vers les 800cm3. L’accroissement se poursuit alors de manière plus ou moins régulière jusqu’au paléolithique supérieur, il y a quelques dizaines de milliers d’années, avec une accélération possible dans les dernières centaines de milliers d’années.

Le gros problème de la question du feu, c’est que la date de sa maîtrise n’est pas connue avec certitude, et les paléoanthropologues ne sont pas parvenus, c’est le moins que l’on puisse dire, à un consensus. Pour que le feu ait eu un impact sur la physiologie humaine, il faut non seulement qu’il ait été utilisé, mais qu’il ait été utilisé régulièrement, et spécifiquement pour la cuisson. Or, s’il semble à peu près certain que cette utilisation régulière soit acquise il y a 400 000 ans, et si des études génétiques montrent des adaptations à la cuisson il y a au moins 275 000 ans (1),  pour les dates plus anciennes, les choses sont plus incertaines.

Ainsi, Henry de Lumley, dans un livre intégralement dédié à cette question en 2017 (2), ne s’aventure pas plus loin que ces 400 000 ans, et encore, avec des réserves : « Ce n’est qu’à partir de 400 000 ans qu’apparaissent des aires de combustion bien localisées, structurées, associées à de nombreux ossements brûles, des charbons de bois, et même parfois des cendres, […] attestant de la domestication du feu par l’homme.
Cependant, les foyers n’étaient pas toujours présents sur les sols d’occupation préhistorique et, entre 400 000 et 200 000 ans, l’utilisation du feu n’apparaît pas encore généralisée.
»

C’est pour cette raison et quelques autres qu’une équipe menée par la neuroscientifique Alianda Cornelio (3) conclut en 2016 que le feu ne peut pas avoir été la cause de l’augmentation de la taille du cerveau humain, même en supposant qu’il y ait de fortes preuves de maîtrise du feu jusque vers -800 000 ans, date que suggère aussi Aymeric Caron, donc. Et de fait, il semble clair que l’accélération de l’augmentation du cerveau semble avoir débuté bien avant la maîtrise du feu, même en étant très laxiste sur le niveau de preuve demandé, par exemple pour des découvertes de traces possibles vers -1,5 millions d’années (4).  En revanche, la toute dernière phase d’augmentation, il y a moins de 500 000 ans, pourrait déjà être mieux corrélée avec la maîtrise du feu, et on peut penser que de ce point de vue, l’équipe de recherche d’Alianda Cornelio est un peu trop catégorique.

Pourtant, une équipe de chercheurs, autour du primatologue Richard Wrangham, défend bec et ongles la thèse d’une maîtrise du feu bien plus ancienne. Bien conscients que les données archéologiques sont faibles, voire inexistantes, pour défendre cette thèse, ils s’appuient sur la remarquable diminution de la taille et de la puissance des mâchoires humaines il y a presque 2 millions d’années pour suggérer l’utilisation du feu pour la cuisson des aliments : le feu ayant rendu les aliments plus mous, il n’aurait plus été nécessaire de posséder des mâchoires aussi puissantes pour les mastiquer. En réponse à l’équipe d’Alianda Cornelio, Richard Wrangham réitère son point de vue en 2017 (pour vous dire si ce débat est toujours vif (5)) :

« Les preuves archéologiques de l’usage du feu sont rares avant -400 000 ans, ce qui laisse penser à certains que la maîtrise du feu doit être survenue au pléistocène moyen ou plus tard. Cependant, des mâchoires faibles et de petites dents rendent problématiques toute proposition d’une alimentation crue au pléistocène ancien ».

Mais la cuisson des aliments est très loin d’être la seule explication possible à la réduction de la taille des mâchoires du genre Homo il y a 2 millions d’années. Justement, la modification du type d’alimentation de nos ancêtres en est une autre. Premièrement, parce que le simple fait de passer d’une alimentation végétale assez pauvre (la base de l’alimentation des australopithèques), à une alimentation plus riche, par exemple à base de viande et de graines, permet de limiter les besoins de mastication. Ensuite, parce que les aliments les plus riches sont parfois les plus mous : on sait notamment que nos ancêtres consommaient de la moelle osseuse (6)(7)(8) et des abats à cette époque, ainsi que des animaux aquatiques, qui ont tous la particularité d’être à la fois très riches nutritionnellement et faciles à mastiquer. Il y a enfin les méthodes diverses de traitement des aliments qui peuvent expliquer une moindre sollicitation des mâchoires et des dents. Le feu pourrait en être une, mais l’usage d’outils pour découper les aliments en est une autre (9), et la consommation d’aliments que l’on a laissé putréfier quelque peu, encore une autre, par exemple.

Contrairement à ce que dit Wrangham, il ne manque par conséquent pas d’explications autres que le feu pour expliquer la diminution de la taille des mâchoires et des dents il y a 1,8 ou 1,9 millions d’années. D’autant que ces autres explications sont, elles, toutes attestées il y a deux millions d’années. L’usage d’outils est certain, la consommation de moelle osseuse et d’animaux aquatiques l’est aussi (voir aussi cet article et cette page), et celle d’aliments putréfiés serait cohérente avec le PH anormalement acide de l’estomac humain (10).

L’hypothèse d’un rôle important du feu dans l’encéphalisation humaine semble donc, d’un point de vue chronologique, assez faible, et nécessiterait d’importantes découvertes archéologiques pour être confortée : les 500 000 ou 800 000 ans évoqués par Aymeric Caron étant eux-mêmes très loin d’être suffisants pour donner au feu une place d’honneur parmi les hypothèses crédibles.

Mais alors, quel changement de comportement alimentaire pourrait donc bien coller chronologiquement avec la courbe de notre encéphalisation ? La consommation de produits animaux, dites-vous, semble une bonne candidate ? Pas bête. Et nous détaillerons ça dans le 4ème épisode de notre série.

A suivre :
Le feu et la viande (4) : pertinence chronologique de l’hypothèse animale
Le feu et la viande (5) : construire et alimenter un gros cerveau


Vous pouvez retrouver toutes les données scientifiques utilisées dans ce blog par ici.


(1) Genetic Evidence of Human Adaptation to a Cooked Diet
Rachel N. Carmody et al., 2016
https://pure.mpg.de/rest/items/item_2305027_1/component/file_2305025/content

(2) La domestication du feu aux temps paléolithiques
Henry de Lumley
Editions Odile Jacob, 2017 (livre)

(3) Human Brain Expansion During Evolution Is Independent of Fire Control and Cooking
Alianda M. Cornelio et al.
Frontiers in neurosciences, 2016.

(4) Researching the Nature of Fire at 1.5 Mya on the Site of FxJj20 AB, Koobi Fora, Kenya, Using High-Resolution Spatial Analysis and FTIR Spectrometry
Sarah Hlubik, 2017
https://www.journals.uchicago.edu/doi/pdfplus/10.1086/692530

(5) Control of Fire in the Paleolithic: Evaluating the Cooking Hypothesis
Richard Wrangham, 2017
https://www.journals.uchicago.edu/doi/full/10.1086/692113

(6) The first evidence of cut marks and usewear tracesfrom the Plio-Pleistocene locality  of El-Kherba  (Ain  Hanech), Algeria: implications for early hominin subsistence activities circa 1.8 Ma.
Sahnouni et al, 2013

(7) On meat eating and human evolution: a taphonomic analysis of BK4b (Upper Bed II, Olduvai Gorge, Tanzania), and its bearing on hominin megafaunal consumption.
Domínguez-Rodrigo et al.
Quaternary  International, 2014

(8) Evolution of the Human Brain: the key roles of DHA (omega-3 fatty acid) and Δ6-desaturase gene
Didier Majou
Oilseeds and fat crops and lipids, 2018
https://www.ocl-journal.org/articles/ocl/pdf/2018/04/ocl170035.pdf

(9) Impact of meat and Lower Palaeolithic food processing techniques on chewing in humans
Katherine D. Zink, Daniel E. Lieberman
Nature, 2016
https://www.nature.com/articles/nature16990

(10) The Evolution of Stomach Acidity and Its Relevance to the Human Microbiome
DeAnna E. Beasley et al.
Plos One, 2015
https://journals.plos.org/plosone/article/file?id=10.1371/journal.pone.0134116&type=printable


José María Velasco – Scene from the Quaternary upper Paleolithic Period – Google Art Project (Wikimedia commons)

José_María_Velasco_-_Scene_from_the_Quaternary_upper_Paleolithic_Period

Charles R. Knight cro-magnon painting

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