Le feu et la viande (1) : Une légende urbaine ?

« L’idée que la viande ait été essentielle
à notre développement intellectuel est une légende urbaine.
Ce qui a aidé au développement du cerveau,
c’est la découverte du feu »

(ce billet fait suite au billet inaugural de ce blog)

Il y a plusieurs millions d’années, le cerveau des lointains ancêtres d’Homo sapiens se met à évoluer, à grandir et se complexifier. D’abord lente, cette évolution accélère sensiblement il y a 2 ou 3 millions d’années, pour se terminer il y a quelques dizaines de milliers d’années. Les causes de cette évolution sont multiples et discutées, mais une chose est certaine : le cerveau est un organe extrêmement gourmand en ressources diverses, et cet énorme cerveau qui est le nôtre, il a bien fallu le construire et l’alimenter. Or, il semble bien que l’alimentation à base de végétaux crus de nos lointains ancêtres australopithèques ait été beaucoup trop pauvre pour fournir les ressources nécessaires à ce résultat, en quantité et en qualité suffisantes. Il y a donc, parmi les paléoanthropologues, un consensus assez clair sur le fait qu’une ou plusieurs évolutions alimentaires ont permis à la lignée humaine d’accéder à une alimentation beaucoup plus riche que celle de ses ancêtres, suffisamment riche pour permettre cette extraordinaire évolution.

Parmi les hypothèses principales, du point de vue métabolique, on trouve essentiellement deux types : l’accès à une alimentation intrinsèquement plus riche, d’une part, et l’utilisation de techniques rendant plus disponibles les nutriments, d’autre part. Une nourriture plus riche, ça peut être par exemple des graines, de la viande ou des tubercules plutôt que des feuilles ; des techniques rendant plus disponibles les nutriments, ça peut être des outils pour couper les aliments en plus petits morceaux, ou la cuisson, ou des méthodes de fermentation, ou simplement la putréfaction naturelle, etc.

C’est sur le rôle respectif de ces causes possibles que le consensus est bien moins évident. D’autant que plusieurs hypothèses peuvent être complémentaires : par exemple, l’accès à des nutriments plus riches et leur traitement par diverses méthodes aurait pu assurer un apport nutritionnel exceptionnel, que chacun de ces éléments n’aurait pu apporter seul.

Une légende urbaine ?

Peut-on affirmer que l’idée d’un rôle crucial de la viande dans l’encéphalisation humaine est une légende urbaine ? Si c’était vrai, cela supposerait que l’idée ne vient pas des scientifiques. Mais si cette idée est une idée développée par des scientifiques et débattue dans le monde académique, alors, ce n’est à l’évidence pas une légende urbaine, mais bien une hypothèse scientifique sérieuse.

Qu’en est-il alors ? La vérité est que cette idée que la viande, ou plus généralement la consommation de produits animaux, a pu avoir un rôle fondamental dans le processus d’encéphalisation, apparaît dans de nombreuses publications scientifiques depuis plusieurs décennies. Sans vouloir être exhaustif dans un article de blog, en voici quelques-unes :

Pour citer l’un des travaux scientifiques les plus célèbres, en 1995, un article des anthropologues Leslie Aiello et Peter Wheeler, « L’hypothèse de l’organe coûteux » (1) suggère que l’accès à une nourriture de meilleure qualité incluant de la viande explique la croissance du cerveau des humains, en permettant, par une digestion plus facile, de rediriger partiellement le besoin en ressources du coûteux système digestif vers le non moins coûteux cerveau. L’article a un retentissement important et est cité plus de 2000 fois dans d’autres articles de recherche (je me demande si je suis déjà tombé une seule fois sur une publication récente sur l’évolution du cerveau humain qui ne le cite pas).

Le fait qu’un article soit beaucoup cité ne nous dit rien de la justesse des ses hypothèses, mais nous assure que la question est bien vivante dans le monde de la recherche. Et elle l’est plus que jamais. Jugez-en :

En 2018, Neil Mann, de l’université de Melbourne, publie un article intitulé « Une brève histoire de la viande dans l’alimentation humaine et ses implications actuelles pour la santé »(2) et précise que « l’alimentation d’origine animale a causé plusieurs adaptations, incluant un accroissement rapide de la taille du cerveau ». Un autre article de 2018, publié dans la revue Nutrire, intitulé « Le rôle évolutionnaire de la sélection et de la qualité nutritionnelles pour la taille du cerveau humain et l’encéphalisation »(3) suggère qu’« en plus des bénéfices énergétiques associés à une plus grande consommation de viande, il apparait qu’un tel changement nutritionnel aurait aussi apporté des niveaux plus élevés d’acides gras fondamentaux nécessaires pour soutenir la rapide évolution du cerveau humain ». La question est bien toujours d’actualité.

Entre l’article d’Aiello et Wheeler et ces publications de 2018, il ne manque pas de chercheurs qui ont défendu plus ou moins ardemment le rôle de la viande ou des produits d’origine animale dans l’évolution du cerveau humain. En 2003, l’anthropologue Katharine Milton conclut une série de publications sur ce thème par un article au titre sans équivoque : « Le rôle critique joué par les aliments d’origine animale dans l’évolution humaine »(4). Un autre anthropologue, Henry Bunn, est encore plus affirmatif : « La viande nous a rendus humains »(5) en 2006 ou, avec une subtile nuance « Comment la viande nous a rendus humains »(6) en 2017. Ou encore, en 2015, une publication de Milan Baltic et Marija Boskovic, « Quand l’homme a rencontré la viande… »(7), précise « il y a des preuves que la consommation de viande a eu une influence sur les changements morphologiques crâniaux-dentaux et intestinaux, la posture humaine érigée, les caractéristiques reproductives, l’allongement de la durée de vie, et peut-être de manière la plus importante, sur le cerveau et le développement intellectuel ». Liste absolument pas exhaustive.

En 2018, enfin, une équipe de recherche a posé spécifiquement la question, à des milliers de chercheurs, des causes qu’ils considéraient comme plausibles de l’accroissement de la taille du cerveau. Parmi les hypothèses testées figuraient à la fois le feu et la viande. Les chercheurs ont en moyenne répondu que ces deux hypothèses étaient modérément plausibles, sans en privilégier l’une plutôt que l’autre (8).

Tout ceci ne prouve pas que la thèse du rôle de la viande et des produits animaux dans l’encéphalisation humaine soit valide, ni qu’elle soit plus pertinente que celle du rôle du feu (c’est ce que nous détaillerons dans les prochains billets de ce blog), mais il est absolument impossible de prétendre qu’elle puisse être du registre de la légende urbaine : c’est au contraire une des hypothèses les plus sérieusement défendues en anthropologie. Notons d’ailleurs que d’autres aspects liés à la consommation de produits animaux, comme la coordination nécessaire aux actions de chasse ou de charognage actif, ou encore les conséquences sociales du partage de la viande, sont aussi largement évoqués par les anthropologues comme causes possible du développement intellectuel et social humain. Ça fait tout de même beaucoup pour une légende urbaine.


Vous pouvez retrouver toutes les données scientifiques utilisées dans ce blog par ici.


Suite de l’histoire :Le feu et la viande (2) : un problème pas si simple
Le feu et la viande (3) : pertinence chronologique de l’hypothèse du feu
Le feu et la viande (4) : pertinence chronologique de l’hypothèse animale
Le feu et la viande (5) : construire et alimenter un gros cerveau


Paintings_from_the_Chauvet_cave_(museum_replica)

 

Bunn in Evolution of the human diet Ungar 2004 (3)

 


(1) The expensive-tissue hypothesis : the brain and the digestive system in human and primate evolution. Leslie Aiello, Peter Wheeler, 1995.
https://prod-edxapp.edx-cdn.org/assets/courseware/v1/67e06bd5c8a3c7b568a55bf3ee1933ee/c4x/WellesleyX/ANTH_207x/asset/Aiello95_expensivetissue_.pdf

(2) A brief history of meat in the human diet and current health implications
Neil J. Mann
Meat science, 2018
https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0309174018301712

(3) The evolutionary roles of nutrition selection and dietary quality in the human brain size and encephalization
Roberto Carlos Burini, William R. Leonard
Nutrire, 2018
https://nutrirejournal.biomedcentral.com/articles/10.1186/s41110-018-0078-x

(4) The Critical Role Played by Animal Source Foods in Human (Homo) Evolution
Katharine Milton, 2003
https://academic.oup.com/jn/article/133/11/3886S/4818038

 (5) Meat made us Human
Henry T. Bunn, 2006
https://books.google.fr/books?hl=fr&lr=&id=Wz8Kf3mO_i4C&oi=fnd&pg=PA191&dq=bunn+meat+brain&ots=jkO8SAf4YY&sig=nj4AY9_JnAFsoIHc_xvS6sXIHl4#v=onepage&q&f=false

(6) How Meat Made us Human: Archaeological Evidence of the Diet and Foraging Capabilities of Early Pleistocene Homo in East Africa *
Henry Bunn et al.
Oxford handbook online, 2017
http://www.oxfordhandbooks.com/view/10.1093/oxfordhb/9780199694013.001.0001/oxfordhb-9780199694013-e-5

 (7) When man met meat: meat in human nutrition from ancient times till today
Milan Z Baltic, Marija Boskovic
Procedia food science, 2015
https://www.researchgate.net/profile/Marija_Boskovic/publication/283895632_When_Man_Met_Meat_Meat_in_Human_Nutrition_from_Ancient_Times_till_Today/links/5655a54608aeafc2aabc5d68.pdf

(8) How scientists perceive the evolutionary origin of human traits: Results of a survey study
Hanna Tuomisto et al.
Ecology and evolution, 2018
https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1002/ece3.3887

2 réflexions sur « Le feu et la viande (1) : Une légende urbaine ? »

  1. Pour compléter, série de cours de Jean-Jacques Hublin au collège de France, intitulés l’homme prédateur.
    https://www.franceculture.fr/emissions/les-cours-du-college-de-france/lhomme-predateur-19-la-consommation-de-viande-chez-les-grands-singes

    « Notre cerveau, dont l’accroissement spectaculaire s’est produit au sein du genre Homo, a joué un rôle essentiel dans ce processus. Pour alimenter cet organe très gourmand en énergie, les hominines ont profondément modifié leur biologie et, notamment réorienté leur alimentation vers la consommation de viande et de graisse. »

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