L’écologie est une science difficile. La complexité des écosystèmes et des relations entre les humains et le reste du vivant est déjà à elle seule suffisante pour occuper une armée d’écologues. Les choses se compliquent encore en temps d’anthropocène (les dynamiques s’accélèrent) et de crainte d’effondrement : à la complexité de la situation vient s’ajouter le problème des discours exagérément optimistes, ou exagérément pessimistes, des demandes de solutions immédiates. Or, il y a un danger majeur pour qui veut agir sérieusement (c’est-à-dire efficacement) en écologie : c’est celui de poser un mauvais diagnostic sur la situation, et donc de proposer de mauvaises solutions, qui risquent d’aggraver les choses. Et un mauvais diagnostic, ça peut être aussi bien un diagnostic trop alarmiste qu’un diagnostic pas assez alarmiste.
Pour illustrer la complexité des situations écologiques, je partirai d’une information a priori réjouissante :
La forêt progresse en Europe
Parmi toutes les nouvelles effrayantes concernant l’état écologique du monde en ce début de 21ème siècle, il en est une au moins qui vient apporter un peu de réconfort : en Europe, depuis un siècle ou deux, la forêt progresse de nouveau, signant sans aucun doute une amélioration des conditions écologiques dans les pays développés. D’ailleurs, c’est précisément ce qu’on attendait du développement : quand elles dépassent un certain niveau de richesse, les sociétés sont capables de dépenser beaucoup plus pour la protection de l’environnement, leur usage du territoire est plus performant, notamment en agriculture, et les dégradations commencent à diminuer, pour finalement s’inverser. La courbe ci-dessous, nommée courbe environnementale de Kuznets, illustre cette idée (pour l’histoire de cette courbe inspirée de travaux en économie, Wikipedia semble correct) :
Ca, c’est la théorie. Dans les faits, ce schéma fonctionne plus ou moins bien selon le type de pollution considérée, selon la zone géographique. La réduction de pollution passé le point d’inflexion peut être absolue ou seulement relative, et parfois certains types de pollution peuvent se mettre à réaugmenter après avoir commencé à baisser comme attendu. Pour la seule question de la déforestation, le résultat n’est pas clair. [1][2]
Mais du moins, pour les forêts, en Europe, la loi semble se vérifier. Les forêts ont largement regagné sur les espaces agricoles ce dernier siècle. Mais est-on certains que ce regain de forêt soit vraiment une bonne nouvelle écologique, et si oui, jusqu’à quel point est-ce une bonne nouvelle ?
Le fait est que la forêt, dans nos imaginaires, représente le parangon de la nature sauvage, historiquement impénétrable, effrayante, l’endroit où l’on se perd, qu’il faut repousser, et aujourd’hui, à l’inverse, le symbole de la nature qui reprend ses droits. En matière d’écologie, elle représente le climax écologique, le point ultime de la résilience des milieux perturbés. Mais qu’en est-il vraiment, de cette forêt qui a repris tant de terrain depuis deux siècles en Europe ? Il me semble qu’il faut se poser beaucoup d’autres question avant de conclure quelque chose comme « c’est la preuve que les conditions écologiques s’améliorent ».
Le regain est-il généralisable ?
Nos forêts européennes ont donc regagné beaucoup d’espace depuis le 19ème siècle. Sans aucun doute parce que l’accroissement de la productivité agricole a permis de diminuer les surfaces cultivées. Mais aussi, en partie, parce que nous avons délocalisé notre empreinte agricole : une partie de notre consommation génère de la déforestation ailleurs. Il faudrait analyser le solde (forêt gagnée chez nous) – (forêt perdue ailleurs à cause de notre consommation) pour savoir si réellement, nous avons tant gagné.
C’est important, parce que si le progrès apparent des pays riches n’est en fait qu’une délocalisation de la déforestation, alors, il n’est pas généralisable : quand les pays actuellement pauvres s’enrichiront, il n’y aura pas d’autres endroits où délocaliser la déforestation.
(Si des écologues connaissent ce sujet en détail, qu’ils n’hésitent pas à donner des précision, mais à mon avis, on doit avoir des deux : du gain réel mais aussi de la délocalisation des pertes.)
1 hectare ne vaut pas un hectare
Quelle que soit la réponse à la question précédente, le constat actuel est qu’à côté du gain enregistré dans les pays riches, il y a une déforestation persistante ailleurs, et notamment dans les zones tropicales. Et même si on arrivait à un équilibre entre les deux, le solde réel pour la planète pourrait toujours être très négatif. Parce que toutes les forêts ne se valent pas, en termes écologiques. Un hectare de forêt primaire équatoriale perdu n’est probablement pas compensé par un hectare gagné dans les zones tempérées. Même si globalement, ces dernières décennies, un certain nombre d’indicateurs directs ou indirects montre une tendance globale à un gain de végétation à travers le monde [3], ce qui est rassurant, la question de la qualité des forêts gagnées et perdues est fondamentale, et par ailleurs une partie du gain est liée non pas à une progression forestière, mais à une meilleure couverture végétale agricole liée notamment aux progrès de l’irrigation (sur la carte ci-dessous, qui indique la progression de la quantité de feuillage présent, pour la Chine et l’Inde, qui progressent bien, ce n’est principalement pas de la forêt).
Une seconde remarque : on pourrait se dire que perdre une forêt quelque part, et en regagner une autres équivalente ailleurs, c’est globalement neutre. Mais en réalité, cela veut dire qu’un écosystème quelque part, et un autre écosystème ailleurs, ont subi une modification drastique : c’est potentiellement stressant, en termes écologiques, pour les deux lieux. Si la moitié de la planète se met à regagner rapidement des forêts, même de bonne qualité, tandis que l’autre moitié se met à en perdre rapidement, ça peut sembler neutre, en réalité, ce sont d’immenses équilibres écologiques qui sont perturbés.
Il faut tenir compte aussi des dynamiques démographiques des zones tropicales. L’Afrique a été relativement épargnée sur la période 1981-2016 (carte ci-dessous), contrairement à l’Amazonie et aux Iles du sud-est asiatique, très impactées. Mais l’explosion démographique y commence à peine.
Une bonne nouvelle en soi ?
Revenons à l’Europe. Certes, avoir gagné quelques millions d’hectares de forêt est une meilleure nouvelle environnementale que, par exemple, avoir gagné autant de millions d’hectares de parkings de supermarchés, mais savoir si c’est une si bonne nouvelle écologique pose plusieurs question :
Cette forêt, qu’est-ce que c’est ?
Forêt est un terme générique qui peut recouvrir des conditions de boisements très différentes. Entre forêt primaire et jeune forêt, entre forêt équatoriale et forêt tempérée, nous l’avons vu. Mais la forêt peut aussi être une forêt spontanée, exploitée ou non, une forêt plantée. Est-elle plutôt une monoculture d’arbres destinés à l’exploitation, qui sera rasée au bout de quelques décennies pour faire place à une nouvelle plantation, ou est-elle une forêt plus complexe, avec de multiples essences, qu’on laissera vieillir, éventuellement avec un prélèvement sélectif d’arbres ? Est-elle une forêt de feuillus ou de résineux ?
A quoi est-elle destinée : à fournir du bois énergie qui repartira en fumée ? A de la construction, et alors le carbone sera stocké ? A vieillir ? Si elle est exploitée régulièrement, l’exploitation ne risque-t-elle pas d’appauvrir les sols, d’en diminuer la biodiversité et le stock de carbone ?
Est-elle constituée de patchs éparpillés par des autoroutes, des zones urbaines, des zones labourées, ou bien fait-elle partie de continuités écologiques incluant des bandes forestières, mais aussi éventuellement des prairies, des zones de culture sans labour, des ripisylves, des zones humides, etc. Le second cas étant généralement plus favorable à la biodiversité que le premier [4].
Cette forêt, que remplace-t-elle ?
Les forêts en Europe remplacent en général d’anciennes zones défrichées pour les cultures. A priori, une forêt est une zone de plus grand intérêt écologique qu’une zone défrichée. Ca paraît évident, non ?
Eh bien, non. Tout dépend de ce qu’était cette zone de culture, à l’origine. Si vous aviez un espace agro-sylvo-pastoral complexe, de type bocage, avec un travail du sol modéré, incluant des vergers, des prairies avec des sols à très forte teneur en matière organique, c’est-à-dire à peu près ce qu’on avait en France au 19ème siècle (voir mon thread sur l’histoire de l’agriculture), eh bien, il n’est pas certain que votre forêt soit plus intéressante en termes écologiques [5] (en fait, c’est même très compliqué, parce qu’elle a des chances d’être plus favorables à certaines espèces et moins favorables à d’autres, de stocker plus de carbone dans ses parties aériennes mais moins dans ses sols, par exemple). Son histoire est peut-être importante aussi : la forêt est-elle venue recouvrir ces zones directement, venant protéger les sols, ou est-on passé par une phase de dégradation, avant l’arrivée des arbres ? De nombreuses zones peuvent avoir d’abord été dégradées (sols, perte de zones humides…) puis recouvertes par la forêt, cachant la misère d’écosystèmes dégradés.
Si l’on est passé de zones agricoles de bonne complexité agronomique à une forêt de complexité médiocre il n’est pas certain qu’on y ait gagné, quel que soit l’aspect envisagé. Si on a perdu des zones humides, pas sûr que la forêt vaille mieux, du point de vue de la richesse écologique, que ce qu’on avait il y a un siècle ou deux.
La progression des forêts est aussi liée à l’abandon des territoires par les communautés rurales. On pourrait se dire que d’un point de vue écologique, on s’en fout, que le moins possible d’humains est le mieux. Mais si on a perdu des communautés rurales attachées à leur territoire, c’est à la fois une perte sociologique, mais aussi une perte de population susceptible de s’engager dans la préservation écologique. L’exemple australien est emblématique : en considérant de vastes zones comme terra nullius, les autorités ont oublié que les forêts australiennes n’étaient pas inhabitées, et que les aborigènes y menaient un travail d’entretien essentiel. La remarque est valable partout où des communautés rurales entretiennent les territoires.
Est-ce que cette forêt est robuste ?
L’ensauvagement n’est donc pas forcément une bonne chose. Notamment dans les zones du sud de l’Europe soumises au risque incendie. D’ailleurs, on suggère que dans des zones méditerranéennes, les forêts et les maquis fermés peuvent être des puits de carbone moins efficaces que les prairies [6]. Parce que plus soumises au risque incendie, perdant plus de carbone en cas de passage du feu, et plus sensibles à la sécheresse. Ce qui colle assez bien à l’expérience du feu que l’on a dans les régions méditerranéennes françaises, où l’on a réussi à réduire la pression des incendies grâce à une vigilance humaine accrue et à un morcellement des espaces à risque d’incendies.
Le fait que la surface forestière, mais aussi la biomasse forestière par unité de surface, augmentent dans des zones à risque d’incendie, alors même que les changements climatiques risquent de rendre cette biomasse plus vulnérable aux incendies prépare possiblement le terrain à des catastrophes majeures dans 10, 20 ou 50 ans (note : j’avais commencé la rédaction de cet article il y a quelques mois, avant les incendies catastrophiques, en plein hiver, qui ont frappé la région de Bavella, en Corse : zone où l’accroissement de la densité forestière a permis cette catastrophe : le problème est déjà là). Ce risque peut être fortement mitigé, mais en soi, le gain forestier dans ces régions n’est pas forcément une bonne nouvelle écologique à long terme.
Les forêts peuvent par ailleurs être sensibles à diverses maladies, et seront stressées par les changements climatiques. En un lieu donné, un climat donnée, si une prairie ou un autre écosystème peut être plus robuste qu’une forêt, alors il vaudrait mieux avoir en ce lieu autre chose qu’une forêt.
Le meilleur écosystème naturel n’est pas forcément la forêt
Au-delà de la robustesse, en fonction des conditions pédoclimatiques, la forêt n’est pas forcément l’écosystème assurant ni le meilleur stockage de carbone, ni la meilleure biodiversité, ni la meilleure gestion de l’eau. C’est le cas des zones semi-arides (steppes, savane claire…) [7], mais aussi de zones en climat tempéré où des landes, des garrigues peuvent être des écosystèmes plus adaptés à certaines zones. Le risque est important pour les forêts plantées, évidemment, qu’elle ne soient pas à la « bonne » place. Une bonne nouvelle, cependant, est que globalement, les forêts plantées ne représentent pas une surface très importante en Europe.
De plus, la forêt n’est évidemment pas un écosystème favorable à toutes les espèces. Sa progression peut signifier un stress pour bien des espèces. A la fin du paléolithique, la disparition des mammouths a probablement été accélérée par l’avancée massive des forêts en Eurasie et la perte des steppes qui leur étaient favorables, parallèlement à la prédation humaine.
Quel équilibre général ?
La forêt a une aura particulière dans les milieux écologiques. Pourtant, un vaste territoire couvert essentiellement de forêt, même s’il s’agit d’une forêt extrêmement diversifiée, ancienne, une forêt idéale en termes écologique, abriterait moins de diversité qu’un territoire occupé harmonieusement par une diversité de milieux : des forêts, des prairies, des maquis, des landes, des zones humides, des zones agricoles, des jardins… Sachant que les zones de lisières, à la frontière entre 2 écosystèmes, sont des zones particulièrement riches.
On peut penser qu’une assez grosse proportion de forêt dans l’ensemble est une bonne chose, mais quelle est la proportion idéale ? 20% ? 50% ? 80% ? Je n’en sais rien, et la réponse est d’ailleurs sans doute très variable selon les situations, les lieux, le climat. La taille et la forme des parcelles de tel ou tel type compte aussi.
S’il y a gain, compense-t-il les pertes par ailleurs (dans d’autres domaines ?)
La forêt peut progresser, et pourtant l’état écologique général se dégrader. Il se peut que ce soit le cas en Allemagne : la forêt y progresse, et pourtant, les populations d’insectes y chutent sévèrement [8]. En France, il semble que les populations globales d’oiseaux chutent aussi, toujours malgré la progression de la forêt [9]. On a en revanche une progression de nombreuses espèces de grands animaux, qui profitent du réensauvagement et de programmes spécifiques de conservation [10].
(remarque : j’essaierai de traiter le sujet des insectes comme second volet de la complexité écologique. Que peut-on tirer des informations sur les diminutions drastiques de populations d’insectes ? Là encore, c’est pas simple).
Tout ça juste pour dire que c’est compliqué
Toutes ces questions sur la valeur intrinsèque de la forêt sont complexes, et ne croyez pas que je fasse simplement du mauvais esprit, ou que je me fasse l’avocat du diable face à une évidente bonne nouvelle : une étude publié en 2016 a conclu que la gestion forestière en Europe depuis le 18ème siècle n’a pas eu d’effet mitigateur du réchauffement climatique [11].
Sur ce genre de question, et notamment quand les situations évoluent relativement rapidement et que les causes possibles de perturbation sont multiples (la question sera encore plus difficile pour des diminutions de populations d’animaux, par exemple donc les insectes), le temps de la science est long, et nous pose un problème : il est probable que nous devions agir rapidement, mais pour agir, nous aurions besoin de diagnostics aussi précis que possible. Nous ne pouvons pas forcément attendre d’avoir un tableau complet de la situation, mais il me semble que c’est justement pour cette raison que nous devrions utiliser l’intégralité de ce dont nous disposons déjà, pas seulement quelques bribes d’information, et être le plus rigoureux possible avec ces données.
Le débat public est constamment polarisé entre optimistes se jetant sur la moindre apparence de bonne nouvelle et pessimistes annonciateurs de fin du monde. Dans les deux cas, il ne semble pas que cela pousse à l’action, et si action il y a, elle a peu de chances d’être efficace si elle part d’un diagnostic erroné. Entre les injonctions à la panique des uns et l’optimisme systématique des autres, il y a probablement la place pour une inquiétude légitime et un vrai travail théorique et pratique en écologie.
Références
(pour plus de références, voir les pages données scientifiques du site, et plus précisément la page écologie, questions générales)
[1] The environmental Kuznets curve for deforestation: a threatened theory? A meta-analysis
Choumert et al.
Cerdi, 2012
https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00691863/document
[2] Revising the Environmental Kuznets Curve for Deforestation: An Empirical Study for Bulgaria
Tsiantikoudis et al.
Sustainability, 2019
https://www.mdpi.com/2071-1050/11/16/4364/htm
[3] Vegetation structural change since 1981 significantly enhanced the terrestrial carbon sink
Chen et al.
Nature communication, 2019
https://www.nature.com/articles/s41467-019-12257-8
[4] Corridors best facilitate functional connectivity across a protected area network
Stewart et al.
Nature scientific reports, 2018
[5] Biodiversité et teritoires agricoles
Jean-Claude Lefeuvre
Economie rurale, 1992
https://www.persee.fr/doc/ecoru_0013-0559_1992_num_208_1_4458
[6] Grasslands may be more reliable carbon sinks than forests in California
Dass et al.
Environmental reserch letter, 2018
https://iopscience.iop.org/article/10.1088/1748-9326/aacb39/meta
[7] Woody encroachment and its consequences on hydrological processes in the savannah
Eliane A. Honda & Giselda Durigan
Biological sciences, 2016
https://royalsocietypublishing.org/doi/10.1098/rstb.2015.0313
[8] More than 75 percent decline over 27 years in total flying insect biomass in protected areas
Hallmann et al.
Plos One, 2017
https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0185809
[9] Produire des indicateurs à partir des indices des espèces
Viginature
http://www.vigienature.fr/fr/page/produire-des-indicateurs-partir-des-indices-des-especes-habitat
[10] WILDLIFE COMEBACK IN EUROPE. The recovery of selected mammal and bird species
Deinet et al.
Rewilding Europe, 2013
[11] Europe’s forest management did not mitigate climate warming
Naudts et al.
Science, 2016
https://science.sciencemag.org/content/351/6273/597
En ce dimanche matin j’aurai donc appris le mot, fort joli, de « ripisylve » et profité encore une fois de votre talent de vulgarisateur (je vous ai découvert via vos threads Twitter toujours passionnants). Merci !
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Merci !
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Brillant. Sagesse rare d’un vrai biologiste observateur et intelligent.
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