Du cerveau et de ses besoins

Je vais essayer d’aborder un problème important, qui est présent un peu partout en anthropologie. Ca peut se résumer ainsi : quand on parle du fonctionnement d’un organe (souvent, en paléoanthropologie, le cerveau humain), et de ses besoins nutritionnels, on trouve couramment trois types d’erreurs :

1) On considère seulement deux fonctions biochimiques sur les trois principales nécessaires au bon fonctionnement d’un organe.
2) Les auteurs ne sont pas toujours très au fait du type de molécules dont les organes ont besoin pour assurer ces fonctions.
3) Les auteurs ne sont pas toujours très au fait de la manière dont un organisme peut fournir à ses organes les molécules en question.

Je trouve par exemple dans une vidéo Youtube de vulgarisation scientifique la phrase suivante, qui mérite quelques commentaires : « la chasse apporte les protéines, mais la cueillette va vous apporter les sucres. Et vous avez besoin des deux : les protéines pour construire le cerveau, les sucres pour l’alimenter. »

Je reste dans le format court, je synthétise autant que possible.

3 fonctions biochimiques

Premier problème, donc : on nous parle ici de deux fonctions assurées par les apports alimentaires : la construction du cerveau et son alimentation. Ce sont effectivement deux fonctions fondamentales que doit pouvoir assurer l’alimentation : 1) Construire, entretenir et réparer un organe. 2) L’alimenter en énergie.

Simplement, il manque (au moins) une fonction essentielle. Et particulièrement quand on parle d’un organe aussi actif que le cerveau : c’est la fonction de détoxication et de protection, au sens large. En fonctionnant, un organe fabrique beaucoup de déchets, dont certains très réactifs, donc très dangereux, qu’il doit évacuer ou neutraliser, et cette fonction est particulièrement importante.

Pas que des protéines et des sucres

Deuxième problème : même si on se concentre seulement sur les deux premières fonctions, le cerveau n’a en fait pas seulement besoin de protéines et de sucres. Du point de vue de sa constitution, le cerveau a besoin de plus de lipides que de protéines : environ 60% de sa masse sèche. Et pas n’importe quels lipides : on y retrouve pas mal de lipides complexes comme le cholestérol, l’acide arachidonique, le DHA et des sphingolipides, essentiels dans la construction de la gaine de myéline qui protège les axones et permet une bonne transmission de l’influx nerveux. En plus des phospholipides contenus dans toutes les membranes cellulaires. Lorsqu’on s’interroge sur les aliments qui ont pu aider à alimenter au cours de l’évolution humaine des cerveaux de plus en plus gros et performants, il est nécessaire de penser aux lipides complexes, plus qu’aux protéines. 

On retrouve le même problème à propos du fonctionnement du cerveau, qui utilise certes efficacement le glucose. Mais, comme un certain nombre d’autres organes, il peut fonctionner avec d’autres carburants. Il ne peut pas fonctionner directement avec des lipides, mais il peut utiliser des cétones issues de leur dégradation, et il y a encore débat aujourd’hui sur le pourcentage de cétones que le cerveau peut utiliser. De plus, il semblerait que ces cétones puissent avoir divers effets protecteurs sur le cerveau (la troisième fonction). Historiquement, le régime « cétogène » a été utilisé pour soigner l’épilepsie. Ainsi, fonctionner au moins partiellement avec autre chose que des glucides est non seulement possible, mais pourrait aussi être bénéfique au cerveau, à minima dans certains cas particuliers.

Production endogène de glucose

Le cerveau peut donc fonctionner au moins partiellement avec autre chose que du glucose, mais l’organisme humain lui-même peut fabriquer du glucose à partir de glycérol, d’acides aminés et de quelques autres molécules, par néoglucogénèse. Autrement dit, si l’alimentation ne comporte pas suffisamment de glucides, l’organisme humain peut, au moins dans une certaine mesure, fabriquer lui-même du glucose.

Du glucose dans les animaux

Un dernier point fondamental quand il s’agit de parler d’alimentation des chasseurs-cueilleurs, c’est qu’on retrouve du glucose, sous forme de glycogène, dans un certain nombre de tissus animaux. Mais aussi que, dans les régions relativement froides du globe, là où les végétaux consommables par les humains sont plus rares, au moins saisonnièrement, les populations de chasseurs-cueilleurs consomment régulièrement le contenu du système digestif des herbivores, partiellement digéré. La quantité de glucides effectivement récupérable d’un animal est très discutée par les chercheurs, mais elle n’est pas négligeable.

En conclusion 

Le cerveau humain a besoin d’une quantité importante de lipides, et plutôt moins de protéines que d’autres organes, pour sa constitution. Il peut fonctionner avec des glucides issus de l’alimentation, mais aussi issus de néoglucogénèse. Il peut aussi fonctionner avec des cétones issues de la dégradation des lipides. Il doit en plus assurer l’évacuation et/ou la neutralisation des déchets issus de son fonctionnement. Plus que tout autre organe, parce que c’est un organe particulièrement actif.

Le débat aujourd’hui, à la fois en nutrition et en anthropologie, concerne la quantité de glucides alimentaires nécessaires au fonctionnement du cerveau (et plus généralement de l’organisme) humain, et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’y a pas consensus à ce sujet. En anthropologie, la question subsidiaire est  : est-ce que les glucides apportés par la chasse ne pourraient pas être suffisants, pour des populations humaines adaptées à de faibles apports glucidiques, à assurer le fonctionnement de leurs organismes en général, et de leur cerveau en particulier ?


Si vous voulez approfondir, il y a eu une série de publications ces derniers temps, portant surtout sur Néandertal : un premier article suggérant que Néandertal avait besoin de grandes quantités de glucides en se basant notamment sur les recommandations nutritionnelles actuelles, une réponse suggérant que leurs besoins étaient au contraire possiblement très faibles, et une autre s’intéressant plus particulièrement aux glucides présents dans les sources alimentaires animales. 

(Merci à Laurent Buhler pour sa relecture attentive)


L’acétyl-Coenzyme A, qui peut être issu de l’oxydation des lipides, peut être converti en corps cétoniques (illustration Savvas Radević, wikimedia commons) : 

Cétogénèse


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