De la difficulté d’être précis en ethnologie quantitative

Je me suis retrouvé ces derniers temps à tenter de faire une synthèse des travaux en ethnologie des chasseurs-cueilleurs, portant sur les rôles respectifs de la chasse, de la cueillette et de la pèche, sur les consommations respectives de produits animaux et végétaux, et sur l’apport alimentaire respectif des différentes catégories de population (les hommes, les femmes, les enfants, les femmes ménopausées, etc.). C’est une question importante pour mon travail, parce qu’on utilise souvent des chiffres plus ou moins fiables dans divers travaux, dans diverses discussions, ou pour conseiller tel ou tel régime.

Bref, j’étais en train de rassembler toutes les données existantes. Et puis je me suis retrouvé face à un problème…

Grand écart dans les données

Ça portait sur une étude emblématique sur les Hadza (l’ethnie de chasseurs-cueilleurs à la mode depuis quelques décennies). A partir de la même publication de départ, celle de Hawkes et al. en 1991, basée sur une étude des années 1980, deux auteurs, Marlowe et Kaplan, arrivaient à des conclusions très différentes. Le premier affirmait que la part de la viande dans l’alimentation des Hadza, selon cette étude, représentait 19,3%. Le second arrivait au chiffre de 58%. Avec la même donnée de départ, donc, qui était la suivante : un chasseur Hadza rapporte en moyenne 4,9kg de viande (poids vif) par jour.

Vous comprenez bien qu’une telle différence est embêtante. Si deux ethnologues (qui sont tous les deux des cadors de la discipline) peuvent arriver à des résultats aussi différents en partant du même chiffre de départ, ça veut dire que toute l’ethnologie quantitative est susceptible d’être basée sur des chiffres bien peu solides. Et personne ne semble tiquer sur cet écart, apparemment.

Des méthodologies très diverses

Je suis donc allé essayer de comprendre les différences de méthodologie pouvant conduire à de tels résultats. En général, voici comment procèdent les ethnologues : ils pèsent ce que les cueilleurs et les chasseurs rapportent. Ils obtiennent le poids total rapporté. De là, ils soustraient la part non comestible des aliments. Et ils multiplient par la valeur calorique de cette part comestible. Ils obtiennent une valeur totale qu’ils divisent par le nombre de consommateurs, et ils arrivent à une valeur calorique par consommateur. Assez simple, en somme.

Kcal total = poids total * pourcentage comestible * kcal par kg comestible.
Kcal par consommateur = kcal total/nombre de consommateurs.

Le problème, c’est que les anthropologues ne sont pas du tout en accord sur les différentes valeurs. Prenons la part animale de l’alimentation. Pour la part comestible, les estimations varient de 50% à 88%. Pour 1kg de poids vif, selon les auteurs, on estimera donc entre 500g et 880g consommés. Pour la valeur calorique, on trouve souvent 1500kcal par kilo comestible. Mais on trouve des valeurs très variables, allant pour la part animale de 890kcal par kilo comestible à… 3000. Certains auteurs détaillent animal par animal, d’autres se contentent d’une valeur moyenne. Certains donnent une approximation pour la part comestible et des chiffres précis pour les calories par kg comestible, d’autres font l’inverse [Voir ici].

Si on a donc un animal de 100kg, que sa part comestible estimée est 50% et qu’il est estimé à 1000kcal par kg comestible, l’animal sera estimé à 50 000kcal. Si sa part comestible est estimée à 80% et sa valeur calorique à 2000kcal par kg comestible, il sera estimé à 160 000kcal. Potentiellement, les écarts sont énormes. Et on a le même problème pour les végétaux, évidemment.

Une proposition raisonnable

Mais quelles sont les valeurs plausibles ? Si l’on se réfère aux études qui semblent les plus sérieuses, là où les auteurs ont vraiment fait des mesures précises, il semble qu’une part comestible de l’ordre de 70 à 75% soit une bonne approximation, si l’on ne veut pas ou ne peut pas détailler précisément (les valeurs varient selon les espèces, la saison, la taille des proies, le sexe des proies). La valeur calorique moyenne semble se trouver autour de 1200kcal par kg comestible. Globalement, il semble qu’une estimation raisonnable nous mène entre 800 et 900kcal par kilo de poids vif, en moyenne, plutôt 800 si les proies chassées sont de petite taille, plutôt 900 si elles sont de taille moyenne à grande, et peut-être autour de 1000 pour les très grands animaux, dont la part lipidique est plus importante (voir chez Ben-Dor & Barkai [ici]). Dans tous les cas, ça nous donne, comme valeurs indicatives raisonnables en termes d’ordre de grandeur, un peu moins de 1000kcal par kilo de poids vif (j’ai des raisons de penser que les chiffres que je viens de donner sont légèrement sous-estimés et qu’on pourrait arrondir à 1000 en moyenne (ce qui, avouons-le, simplifierait tous les calculs), mais il me manque quelques éléments de certitude pour ça).

Et pour les Hadza ?

Dans le cas de l’étude de Hawkes sur les Hadza, dont je partais, on a un écart de 1 à 3 sur le total entre Marlowe et Kaplan. On est donc sur des estimations vraiment différentes. Comment y arrive-t-on ?

Kaplan commet une première erreur : il part du poids vif apporté par les chasseurs, et considère qu’il y a autant d’hommes contributeurs que de femmes (et il oublie la contribution des enfants). Or, les hommes chasseurs ne représentent selon les chiffres de Hawkes qu’un septième de la population. Si on part du poids vif par consommateur, 700g/j, que Hawkes donne dans une publication de 2001, on est tout de suite à des chiffres plus bas. Kaplan estime ensuite la part comestible à 100% (je ne sais pas pourquoi, parce que dans la même étude, pour d’autres populations, il prend 85%. 100%, c’est totalement irréaliste). Puis il prend 1500kcal par kilo comestible. Donc 1500kcal par kilo de poids vif. Ce qui est très exagéré. Il faudrait prendre plutôt 900, peut-être 1000, les Hadza étant principalement chasseurs de gibier moyen à grand.

Je n’ai pas la méthodologie de Marlowe, mais reprenons avec les chiffres que nous avons : 700g de poids vif par consommateur (enfants compris). Avec 900 à 1000kcal par kilo de poids vif, on arrive entre 600 et 700kcal/jour, pour à peu près 500g consommés. Si on estime la consommation totale moyenne des Hadza (hommes, femmes, enfants…) à 2000kcal/j, on est à un peu plus de 30%. On est très en-dessous du chiffre de Kaplan, mais significativement au-dessus de celui de Marlowe.

Une autre difficulté est que les ethnologues se basent le plus souvent sur ce que les cueilleurs et les chasseurs rapportent au camp. Or, dans leur journée, ils consomment une partie de ce qu’ils trouvent. Chez les Hadza, les hommes semblent consommer une quantité assez considérable hors du camp. A l’inverse, ils ne consommeraient qu’une faible part de ce qu’ils rapportent au camp. Voir l’étude de Berbesque et al., 2016 [ici]. Il faudrait donc rajouter quelques % à la part de la chasse.

Il semble par conséquent que les 19,3% de Marlowe soient nettement sous-estimés (avec près de 5kg par chasseur et par jour, ce chiffre semble déraisonnablement bas). En revanche, le chiffre de Kaplan de 58% semble absolument exagéré. Un ordre de grandeur de l’ordre du tiers (30 à 35%) de l’apport calorique semble à mon avis raisonnable à partir des chiffres donnés par Hawkes en 1991 et 2001.
(notons qu’il existe aussi une publication de Hawkes en 2000 qui annonce 1kg de viande par jour et par consommateur en poids vif, ce qui n’est pas pour améliorer l’incertitude (cherchez « hunting and the evolution of egalitarian societies » [ici])).

Conclusion

L’ethnologie quantitative est absolument passionnante, mais il est important de prendre toutes les données (surtout les plus spectaculaires) avec beaucoup de recul. On peut espérer que dans les travaux statistiques d’ampleur les erreurs dans un sens et dans l’autre aient tendance à se corriger partiellement, mais les chiffres doivent toujours être pris comme des ordres de grandeur plus que comme des données fiables. Et surtout, aucun chiffre tiré d’une seule étude sur une seule population (sur une période généralement courte, qui plus est) ne peut donner l’assurance d’être représentatif de quoi que ce soit, même grossièrement.


Sources

Les sources sur les question caloriques sont rassemblées [ici].
Celles sur les Hadza sont [ici]
Pour la part de maigre et de gras dans les animaux sauvages [ici]


Hadzabe hunters wikimedia commons

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