3ème volet de la lecture critique de Sapiens, si vous n’avez pas lu les premiers, c’est ici :
1er épisode : Une révolution culturelle ?
2ème épisode : Un animal insignifiant ?
Cerveau contre muscles ?
Harari poursuit sa description de l’évolution humaine en se penchant cette fois plus en détails sur les conséquences de posséder un gros cerveau.
Les humains archaïques payèrent leur gros cerveau de deux façons. Premièrement, ils passèrent plus de temps à chercher de quoi se nourrir. Deuxièmement, leurs muscles s’atrophièrent. Comme un gouvernement détourne des fonds de la défense vers l’éducation, les hommes détournèrent de l’énergie des biceps vers les neurones. Que ce soit une bonne stratégie pour survivre dans la savane ne va pas de soi. Si un chimpanzé ne peut l’emporter dans une discussion avec un Homo sapiens, le singe peut le déchiqueter comme une poupée de chiffon.
Plusieurs affirmations, donc, qui semblent faire sens. Mais qu’en est-il vraiment ?
Plus de temps à se nourrir ?
Il semble en effet assez logique que pour alimenter un cerveau aussi gourmand que celui que possèdent les humains, il ait fallu passer plus de temps à se nourrir. Mais encore une fois, la particularité de cette lignée humaine, c’est d’avoir toujours su aller à l’encontre des évidences.
En fait, les humains archaïques n’ont a priori pas passé plus de temps à se nourrir que leurs ancêtres. Ils en ont probablement passé moins. Et peut-être, beaucoup moins. Pourquoi ? Parce qu’ils se sont focalisés sur des nourritures plus denses, au meilleur rendement énergétique (énergie dépensée pour leur acquisition / énergie obtenue) et nutritionnel [Kaplan, 2000] et que leurs outils, certes rudimentaires dans un premier temps, leur ont permis de faciliter leur consommation [Zink, 2016]. On pense même que la diminution du temps passé se situe largement (comme beaucoup d’autres modifications) à l’apparition d’Homo erectus, il y a près de 2 millions d’années [Organ, 2011], et cette diminution est significative : le temps passé à manger, qui devrait être de près de 50% du temps éveillé, passe à moins de 5% (évidemment, il faut y ajouter le temps d’acquisition de la nourriture). Même si tout ce gain ne se produit pas vers -2 millions d’années, puisqu’une part est due à la cuisson, ce qui survient a priori bien plus tard, il y a tout lieu de penser qu’Homo erectus ne passait pas plus de temps à acquérir sa nourriture et à se nourrir que ses ancêtres, et en a progressivement passé moins à mesure qu’il améliorait ses techniques d’acquisition de nourriture dense et sa capacité à la transformer pour en faciliter l’ingestion.
Un échange muscles cerveau ?
Il n’est pas non plus certain que l’énergie et les nutriments aient été détournés des biceps vers le cerveau. Il semble qu’il existe effectivement un échange de ce genre, mais il se fait plutôt des intestins vers le cerveau. Parce que comme la nourriture était plus dense et progressivement de plus en plus pré-transformée, il y avait besoin de moins de ressources intestinales pour la digérer [Aiello, 1995]. Le résultat étant que nous avons des intestins considérablement moins volumineux (-40% environ) que nos cousins grands singes, et précisément, la masse d’intestins perdue est équivalente à la masse de cerveau gagnée.
Il n’y a pas en revanche diminution de la masse musculaire durant l’évolution humaine au paléolithique. Nous l’avons vu dans le billet précédent, les individus deviennent même plus grands et plus gros. Il y a donc plutôt une augmentation de la masse musculaire globale. Ces muscles ont-ils perdu leurs capacités ? En fait, pas vraiment. Ils en ont plutôt changé.
Il est vrai que la force de nos fibres musculaires est plus faible que celle des chimpanzés, d’un facteur 1,5 environ. Mais ce n’est pas parce que les muscles se sont atrophiés, c’est plutôt parce qu’ils se sont spécialisés dans l’endurance, plutôt que dans la force [O’Neill et al., 2016]. La spécialisation humaine, c’est l’endurance, et c’est, nous l’avons déjà dit, une arme redoutable. Ça n’en fait pas pour autant une espèce faible. Nos muscles ne se sont pas atrophiés. Du moins, pas durant le paléolithique. Un humain du paléolithique, ça ressemblait plutôt à un décathlonien moderne, et c’était même peut-être encore plus costaud, puisqu’on a une perte sensible en taille et en poids ces 30 000 dernières années, ainsi qu’en densité osseuse pour les populations sédentaires [par exemple Ruff 1997 ; Cox, 2019 ; Chirchir, 2015].

(Alors, on va m’en faire la remarque, sur la photo, c’est encore des hommes, des mâles. Je n’ai pas de photos de femmes montrant des musculatures impressionnantes, mais on peut remarquer qu’une étude menée sur des femmes du néolithique, et qui a fait pas mal de bruit, leur trouvait une musculature supposée (on travaille sur les os, et on en déduit la force musculaire) qui dépassait celle de femmes athlètes modernes [Macintosh, 2017]. Les femmes aussi pouvaient donc être remarquablement solides elles aussi par le passé, même si ces femmes du néolithique avaient une force semble-t-il anormalement importante sur le haut du corps, à cause de travaux agricoles particulièrement pénibles.)
Encore une fois, cette transition de la force vers l’endurance ne survient pas récemment. Elle commence avec l’apparition de la bipédie, s’accélère vers -2 millions d’années, et est probablement ensuite plus marginale. Elle ne se produit donc que partiellement durant la phase d’évolution du cerveau, qui, elle, se poursuit relativement régulièrement jusqu’à Homo sapiens. Encore une raison de penser qu’il n’y a pas eu échange entre cerveau et muscles, du moins, pas durant l’essentiel de l’évolution humaine. Il y a en revanche, débutant peut-être dès le paléolithique supérieur, un échange entre technologie/culture et muscles, mais ça vient très tard dans nos 3 millions d’années d’évolution, et ce n’est pas la même chose.
Une poupée de chiffon ?
Au final, avec ce facteur 1,5, vu qu’un Homo erectus ou sapiens un peu costaud (ce qu’étaient nos ancêtres, donc) est sensiblement plus lourd qu’un chimpanzé, 50 à 80 kg contre 30 à 50 [Uehara & Nishida, 1987], une lutte entre un homme et un chimpanzé n’aurait peut-être pas tourné si facilement au jeu de massacre. Un humain du paléolithique n’aurait probablement pas été « déchiqueté comme une poupée de chiffon ». Un intellectuel du 21ème siècle, en revanche, c’est une autre histoire…
Harari enchaîne les affirmations qui semblent parfaitement bien vues, avec un sens de la formule évident : « Comme un gouvernement détourne des fonds de la défense vers l’éducation, les hommes détournèrent de l’énergie des biceps vers les neurones« , c’est vraiment frappant. Mais, au moins dans ce premier chapitre, les affirmations manquent un peu de vérification (ca s’améliore tout de même, me semble-t-il, dans les chapitres suivant).
A suivre…
Sources
La photo en bannière est tirée de Human adaptation to the control of fire, Wrangham & Carmody, 2010 (si ce n’est que la thèse selon laquelle ces adaptations, notamment l’évolution du cerveau, seraient intégralement liées au feu est me semble-t-il minoritaire, voir mes explications dans la série d’articles qui commence ici).
–
A Theory of Human Life History Evolution : Diet, Intelligence, and Longevity
Kaplan et al.
Evolutionnary anthropology, 2000
Impact of meat and Lower Palaeolithic food processing techniques on chewing in humans
Zink & Lieberman
Nature, 2016
Phylogenetic rate shifts in feeding time during the evolution of Homo
Organ et al.
PNAS, 2011
We find that modern humans spend an order of magnitude less time feeding than predicted by phylogeny and body mass (4.7% vs. predicted 48% of daily activity). This result suggests that a substantial evolutionary rate change in feeding time occurred along the human branch after the human–chimpanzee split. Along this same branch, Homo erectus shows a marked reduction in molar size that is followed by a gradual, although erratic, decline in H. sapiens. We show that reduction in molar size in early Homo (H. habilis and H. rudolfensis) is explicable by phylogeny and body size alone. By contrast, the change in molar size to H. erectus, H. neanderthalensis, and H. sapiens cannot be explained by the rate of craniodental and body size evolution. Together, our results indicate that the behaviorally driven adaptations of food processing (reduced feeding time and molar size) originated after the evolution of Homo but before or concurrent with the evolution of H. erectus, which was around 1.9 Mya.
The expensive-tissue hypothesis : the brain and the digestive system in human and primate evolution.
Leslie Aiello & Peter Wheeler, 1995.
Current anthropology
Chimpanzee super strength and human skeletal muscle evolution
O’Neill et al.
PNAS, 2016
https://www.researchgate.net/publication/317947724_Chimpanzee_super_strength_and_human_skeletal_muscle_evolution
Body mass and encephalization in Pleistocene Homo
Ruff et al.
Nature, 1997
Genetic contributions to variation in human stature in prehistoric Europe
Cox et al.
PNAS, 2019
Recent origin of low trabecular bone density in modern humans
Chirchir et al.
PNAS, 2015
Prehistoric women’s manual labor exceeded that of athletes through the first 5500 years of farming in Central Europe
Macintosh et al.
Science advances, 2017
Body Weights of Wild Chimpanzees (Pan troglodytes schweinfurthii) of the Mahale Mountains National Park, Tanzania
Uehara & Nishida
American journal of physical anthropology, 1987
Une réflexion sur « Yuval Noah Harari, Sapiens, lecture critique (3) : le muscle et la cervelle »