Yuval Noah Harari, Sapiens. Lecture critique (1) : Une révolution culturelle ?

Je voulais faire un unique article principalement sur le premier chapitre de Sapiens (chapitre sur le paléolithique, avec une partie du 2ème), mais je m’aperçois à chaque relecture qu’il y a beaucoup plus à dire que je ne le pensais, et que le tout serait vraiment très long. Je scinde donc en plusieurs billets pour rendre la lecture plus facile.
2ème partie : Un animal insignifiant ?

Sapiens est l’un des plus formidables succès de librairie de ce début de siècle : une dizaine de millions d’exemplaires vendus à travers le monde, dont un millions en France. Mais plus que ça, le succès du livre a permis à Harari d’obtenir l’oreille des grands dirigeants mondiaux,  des innovateurs de la Silicon Valley et l’admiration des intellectuels et des médias. Le Point le décrit même comme « Le penseur le plus important du monde« . Pourtant, Sapiens semble pécher par quelques faiblesses et manquer passablement de rigueur. Je ne vais me permettre de parler que de ce que je connais le mieux, à savoir la partie paléolithique du livre, décrite principalement dans le premier chapitre, mais d’autres ont souligné les faiblesses de l’ensemble (par exemple ici, en français, et ici, en anglais).

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Anthropocène et complexité (1) : enlarge your forest ?

L’écologie est une science difficile. La complexité des écosystèmes et des relations entre les humains et le reste du vivant est déjà à elle seule suffisante pour occuper une armée d’écologues. Les choses se compliquent encore en temps d’anthropocène (les dynamiques s’accélèrent) et de crainte d’effondrement : à la complexité de la situation vient s’ajouter le problème des discours exagérément optimistes, ou exagérément pessimistes, des demandes de solutions immédiates. Or, il y a un danger majeur pour qui veut agir sérieusement (c’est-à-dire efficacement) en écologie : c’est celui de poser un mauvais diagnostic sur la situation, et donc de proposer de mauvaises solutions, qui risquent d’aggraver les choses. Et un mauvais diagnostic, ça peut être aussi bien un diagnostic trop alarmiste qu’un diagnostic pas assez alarmiste.

Pour illustrer la complexité des situations écologiques, je partirai d’une information a priori réjouissante :

La forêt progresse en Europe

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Carnisme

Au tournant du 21ème siècle, la psychologue sociale et activiste américaine Melanie Joy constate qu’il manque à notre vocabulaire un terme pour désigner le fait de considérer que consommer de la viande, et plus largement des produits d’origine animale, est un fait normal et indispensable. Elle utilise un quasi-néologisme, le « carnisme » (en fait le terme désignait dans certaines langues et à certaines époques la consommation de viande, souvent sa consommation excessive*) pour désigner le fait de considérer comme normal de consommer de la viande (et autres produits animaux) sans s’interroger sur la nécessité, notamment physiologique, de le faire. Continuer à lire … « Carnisme »

L’espérance de vie, la longévité, quelques transhumanistes et des grand-mères

Parmi les préjugés tenaces concernant les populations préhistoriques, et plus largement les populations pré-industrielles, se trouve celui énonçant que les membres de ces populations mouraient forcément jeunes. Ils grandissaient vite, se dépêchaient de se reproduire, et mouraient peu après. La sélection naturelle favorisait les morts précoces, parce que les ressources étaient rares. Les personnes survivant après l’âge reproductif auraient causé une compétition pour les ressources insupportable aux plus jeunes.

On retrouve cette idée régulièrement, et je l’ai notamment repérée chez trois penseurs transhumanistes de premier plan. Continuer à lire … « L’espérance de vie, la longévité, quelques transhumanistes et des grand-mères »

Le feu et la viande (5) : construire et alimenter un gros cerveau

Précédemment dans Anthropogoniques
Le feu et la viande (1) : une légende urbaine ?
Le feu et la viande (2) : un problème pas si simple.
Le feu et la viande (3) : pertinence chronologique de l’hypothèse du feu
Le feu et la viande (4) : pertinence chronologique de l’hypothèse animale

 

La nutrition, comme tout ce qui concerne le vivant, c’est complexe. Et quand on parle de nutrition et d’évolution, on a un problème : les paléoanthropologues sont rarement nutritionnistes, et les nutritionnistes rarement paléoanthropologues. Même si sont publiées de plus en plus d’études plus approfondies (1)(2)(3)(4), très souvent, la question de la nutrition du cerveau au cours de notre évolution est évoquée de manière simpliste. Souvent à travers deux notions basiques : l’énergie, réduite au glucose. Et les protéines, vues comme un ensemble monolithique.

Ce n’est évidemment pas suffisant pour comprendre les défis posés par l’évolution du cerveau humain. Non seulement ce n’est pas suffisant, mais ça conduit souvent à des contresens complets. Continuer à lire … « Le feu et la viande (5) : construire et alimenter un gros cerveau »

Le feu et la viande (4) : pertinence chronologique de l’hypothèse animale

 

Précédemment dans Anthropogoniques
Le feu et la viande (1) : une légende urbaine ?
Le feu et la viande (2) : un problème pas si simple.
Le feu et la viande (3) : pertinence chronologique de l’hypothèse du feu

 

D’un point de vue chronologique, à côté de la thèse du feu, la thèse de la viande encéphalisatrice (moi aussi, j’ai le droit d’inventer des mots), ou plus précisément de la consommation de produits animaux encéphalisatrice, joue sur du velour. C’en est presque gênant.

Nous l’avons vu dans un autre billet de ce blog, que je vous invite à aller (re)lire : les preuves et indices d’une consommation notable de produits animaux par la lignée humaine depuis presque 3 millions d’années sont multiples : traces de découpe retrouvées sur les os, mesures isotopiques, stries dentaires, fabrication d’outils, impact sur certaines espèces animales, modification de la morphologie favorable à la course d’endurance, etc.

Mais surtout, la corrélation chronologique avec l’évolution du cerveau est frappante : Continuer à lire … « Le feu et la viande (4) : pertinence chronologique de l’hypothèse animale »

Le feu et la viande (3) : pertinence chronologique de l’hypothèse du feu

« Ce qui a aidé au développement du cerveau, c’est la découverte du feu
il y a quelques centaines de milliers d’années, 500 000 ans, 800 000 ans,
ça dépend un peu de ce que disent les scientifiques,
on n’a pas de certitudes là-dessus »

Ce billet fait suite à :
Le feu et la viande (1) : une légende urbaine ?
Le feu et la viande (2) : un problème pas si simple.

Nous l’avons dit précédemment : pour avoir une chance d’être valable, une hypothèse sur les facteurs de l’encéphalisation doit avoir une cohérence chronologique : si une cause produit un effet, il est logique que cette cause précède ou accompagne cet effet. Si la maîtrise du feu est l’unique raison permettant l’accroissement du cerveau humain, alors il faut que le feu soit maîtrisé avant ou en même temps que le début de la phase d’accroissement du cerveau. Qu’en est-il alors ?

Le processus d’accélération de l’encéphalisation débute, nous l’avons vu, il y a environ 2,5 millions d’années, peut-être un peu plus. Nos derniers ancêtres Australopithèques et les premiers Homo habilis connaissent un premier frémissement sérieux dans la taille de leur cerveau. Habilis, vers -1,8 millions d’années atteint les 600cm3, on a peu après des Erectus vers les 800cm3. L’accroissement se poursuit alors de manière plus ou moins régulière jusqu’au paléolithique supérieur, il y a quelques dizaines de milliers d’années, avec une accélération possible dans les dernières centaines de milliers d’années.

Le gros problème de la question du feu, c’est que la date de sa maîtrise n’est pas connue avec certitude, et les paléoanthropologues ne sont pas parvenus, c’est le moins que l’on puisse dire, à un consensus. Pour que le feu ait eu un impact sur la physiologie humaine, il faut non seulement qu’il ait été utilisé, mais qu’il ait été utilisé régulièrement, et spécifiquement pour la cuisson. Or, s’il semble à peu près certain que cette utilisation régulière soit acquise il y a 400 000 ans, et si des études génétiques montrent des adaptations à la cuisson il y a au moins 275 000 ans (1),  pour les dates plus anciennes, les choses sont plus incertaines. Continuer à lire … « Le feu et la viande (3) : pertinence chronologique de l’hypothèse du feu »

Le feu et la viande (2) : un problème pas si simple

Précédemment dans Anthropogoniques :
Le feu et la viande (1) : une légende urbaine ?

Maintenant que nous avons montré que l’hypothèse de la consommation de produits animaux comme élément important de la croissance de notre cerveau est une hypothèse sérieuse, peut-on en tester la pertinence ? Et de même, la pertinence de l’hypothèse du feu. Si l’on souhaitait tester ces hypothèses et leur donner une valeur, comment s’y prendrait-on ?

Nous sommes en paléoanthropologie. Des preuves, on n’en a pas trop (un peu, quand même, sur des aspects limités). Mais on a pas mal d’indices. Ce qu’on peut faire, pour le moins, c’est deux choses : premièrement, essayer de trouver des corrélations intéressantes (ou des absences de corrélation intéressantes). Ensuite, essayer de trouver des mécanismes d’action. Continuer à lire … « Le feu et la viande (2) : un problème pas si simple »

Le feu et la viande (1) : Une légende urbaine ?

« L’idée que la viande ait été essentielle
à notre développement intellectuel est une légende urbaine.
Ce qui a aidé au développement du cerveau,
c’est la découverte du feu »

(ce billet fait suite au billet inaugural de ce blog)

Il y a plusieurs millions d’années, le cerveau des lointains ancêtres d’Homo sapiens se met à évoluer, à grandir et se complexifier. D’abord lente, cette évolution accélère sensiblement il y a 2 ou 3 millions d’années, pour se terminer il y a quelques dizaines de milliers d’années. Les causes de cette évolution sont multiples et discutées, mais une chose est certaine : le cerveau est un organe extrêmement gourmand en ressources diverses, et cet énorme cerveau qui est le nôtre, il a bien fallu le construire et l’alimenter. Or, il semble bien que l’alimentation à base de végétaux crus de nos lointains ancêtres australopithèques ait été beaucoup trop pauvre pour fournir les ressources nécessaires à ce résultat, en quantité et en qualité suffisantes. Il y a donc, parmi les paléoanthropologues, un consensus assez clair sur le fait qu’une ou plusieurs évolutions alimentaires ont permis à la lignée humaine d’accéder à une alimentation beaucoup plus riche que celle de ses ancêtres, suffisamment riche pour permettre cette extraordinaire évolution. Continuer à lire … « Le feu et la viande (1) : Une légende urbaine ? »

Pas si « nus »

« Or Epiméthée, dont la sagesse était imparfaite,
avait déjà dépensé, sans y prendre garde,
toutes les facultés en faveur des animaux,
et il lui restait encore à pourvoir l’espèce humaine,
pour laquelle, faute d’équipement, il ne savait que faire.
Dans cet embarras, survient Prométhée pour inspecter le travail.
Celui-ci voit toutes les autres races harmonieusement équipées,
et l’homme nu, sans chaussures, sans couvertures, sans armes.
Et le jour marqué par le destin était venu,
où il fallait que l’homme sortît de la terre pour paraître à la lumière. Continuer à lire … « Pas si « nus » »